Face aux crises sociale et environnementale : une politique anticyclique ou des collectivités publiques inutiles


La récession provoquée par la coronapandémie est la pire depuis le Deuxième Guerre mondiale, estime l'économiste Cédric Tille, qui la compare à celle des années '30,  et qui considère qu'il faudra plusieurs années pour que la Suisse (et les pays comparables) retrouve la croissance qu'elle aurait connue "normalement". La crise frappe tous les secteurs (sauf sans doute le secteur pharmaceutique...), tous les pays, toutes les régions, toutes les villes. Et tous les budgets publics. Genève avait déjà fragilisé, délibérément, les siens, en adoptant une réforme de la fiscalité des entreprises (la RFFA) fort coûteuse en recettes perdues, le virus a donné le coup de grâce aux dogmes de l'équilibre budgétaire et du frein à l'endettement.  Le Conseil d'Etat annonce un déficit du budget cantonal dépassant le milliard, le Conseil administratif de la Ville peaufine un budget municipal lui aussi lourdement déficitaire. Et alors ? Le déficit et la dette, en temps de crise, sont des modes de financement d'une action publique nécessaire pour soutenir l'économie qui mérite de l'être (il en est une qu'on peut laisser tomber sans regrets excessif), et la population qui a besoin de ce soutien public pour ne pas sombrer. C'est cela, ce qu'on appelle une politique "anticyclique" -une politique qui combat un cycle économique récessif qui atteint aux droits les plus fondamentaux des gens : le droit au travail, à un revenu suffisant pour vivre, à un logement, à des soins. Ce sont ces droits qu'une telle politique permet de maintenir. Et c'est donc une telle politique que les collectivités publiques, de la commune aux ensembles supranationaux, doivent mener -sauf à se déclarer elles-mêmes inutiles, parasitaires et nuisibles.

L'urgence, c'est de sortir de l'urgence

On ne cessait de nous répéter, d'en haut de tous les pouvoirs possibles et imaginables (et même de quelques inimaginables) qu'il ne fallait pas que les Etats, les régions, les villes, s'endettent au delà d'un certain pourcentage (60 % à 100 %) de leur produit intérieur brut. Et le coronavirus survint. Et le confinement. Et l'arrêt partiel de l'économie, des profits, des rentrées fiscales. D'où des injections massives d'argent par les collectivités publiques (on en est au total mondial à des milliers de milliards de dollars, d'euros ou de francs suisses -et encore, sans compter la Chine...). Les plus libéraux, les plus monétaristes, applaudissent à cette politique "anticyclique", financée par les planches à billets et l'endettement. La planche à billet ? les banques centrales fabriquent massivement de l'argent. L'endettement ? tous les Etats en sont bientôt à plus de 100 % d'endettement par rapport à leur PIB (Le Japon en est à 300 %...). Même la Suisse ? même.  Alors, c'est grave ? Eh non : les banques centrales rachètent toutes les dettes possibles pour éviter une crise de liquidités. Et maintiennent les taux d'intérêt à des niveaux tellement bas (et même parfois négatifs) que le service de la dette (les intérêts) ne coûte presque rien. Et que la dette, finalement, n'en est plus une...

Toute politique anticyclique n'est pourtant pas forcément une politique "de gauche" : que l'on sache, ni Merkel ni Macron ni l'Union Européenne ne sont "de gauche" -et l'une, et l'autre, et les autres, consacrent des centaines de milliards d'euros à une "relance" (d'ailleurs contestable dans ses priorités, mais certainement pas dans son principe) constitutive d'une politique "anticyclique"... le gouvernement suisse ne fait d'ailleurs pas un autre choix, s'il ne l'assume pas clairement.
Mener une politique (fédérale, cantonale, municipale) de gauche,  c'est redistribuer les richesses accumulées des dernières années aux habitant-e-s et entreprises locales, en particulier les plus fragilisés, celles et ceux dont le revenu dépend mécaniquement de l'état de l'économie (contrairement aux retraites, aux allocations et aux aides sociales, aux salaires du secteur public).

Au plan fédéral, le groupe socialiste propose de se donner les moyens d'une politique anticyclique en augmentant de trois points le taux l'impôt fédéral sur le bénéfice des entreprises (que, par définition, seules les entreprises qui font du bénéfice) pour réduire la dette finançant les réponses à la crise (le PS estime à vingt milliards l'augmentation de l'endettement dur à cette réponse, et à deux milliards le produit de la hausse fiscale qu'il propose). Une mesure de gauche ? sans doute, mais pas seulement : le gouvernement britannique, celui de Boris Johnson, envisage lui aussi une hausse de l'impôt sur les sociétés. Avant que le PS ne propose d'augmenter le taux de l'impôt sur les bénéfices des entreprises, le Parti du Travail a lancé une pétition nationale pour la création d'un fonds de solidarité pour la population, financé par une taxe de 2 % sur les fortunes de plus de trois millions. Une telle taxe pourrait rapport 17 milliards de francs. D'autres pétitions nationales ont été lancées, pour l'arrêt de toute activité économique non essentielle et pour l'extension des mesures de soutien aux entreprises à tous les indépendants et aux PME, mais sous forme de soutien financier à fonds perdus, non de prêts remboursables. Trois collectifs d'habitants de Genève appellent à une grève des loyers, exigent de la Gérance Immobilière Municipale, l'Hospice Général, les Fondations immobilières de droit public suspendent les réclamations de loyer en retard, et du Conseil d'Etat un moratoire de cinq ans sur les expulsions locative (le Conseil d'Etat a suspendu les évacuations, mais seulement pour la durée de la crise sanitaire) et la réquisition des hôtels et des lieux vides (dont les bureaux et locaux commerciaux vides). L'Asloca a réclamé, sans succès, au gouvernement genevois la création d'un fonds de soutien aux locataires que les conséquences de l'épidémie privent des ressources nécessaires au paiement de leur loyer : "si on veut éviter une catastrophe sociale, l'Etat doit intervenir et aider les locataires en difficulté à payer leur loyer", déclare le Conseiller national Christian Dandrès. La Confédération et le canton ont bien pris des mesures pour aider les locataires de locaux commerciaux, mais la seule mesure prise en faveur des locataires de logements est la prolongation à 90 jours du délai de régler les retards de loyer avant résiliation du bail. L'Asloca envisage un mécanisme du genre de celui mis en place par le canton et elle-même en faveur des locataires commerciaux, pour éviter les résiliations : le bailleur renonce à la moitié du loyer, l'Etat lui paie l'autre moitié. Et pour financer tout cela, un impôt fédéral direct spécifique, de crise et de solidarité. C'est d'ailleurs ce qui avait été fait naguère avec l'introduction, en temps de guerre (réelle ou prévisible), d'un impôt de défense nationale, devenu ensuite impôt fédéral direct.

Aux plus modestes niveaux du canton et de la commune, le choix "anticyclique" peut -et doit- supposer que l'on renonce aux coupes budgétaires, que l'on engage du personnel dans les services publics essentiels, que l'on maintienne les acquits des statuts du personnel des fonctions publiques, que l'on investisse dans une "relance" porteuse de la transition écologique inscrite aux programmes de tous les exécutifs et gouvernements, que l'on "réinternalise" les services qu'on a sorti du secteur public pour les confier à des entreprises privées qui ne peuvent remporter ces marchés qu'en faisant pression (à la baisse) sur les salaires, les conditions de travail et les droits sociaux, que l'on réduise les temps de travail sans réduire les bas salaires, que l'on instaure un salaire minimum, et, à terme, un revenu minimum. Tout cela est possible à tous les niveaux -en Suisse, les niveaux communal, cantonal, fédéral. C'est politiquement possible en Ville de Genève, puisque la gauche y est triplement majoritaire (au Conseil administratif, au Conseil municipal, au sein du peuple votant...), pour autant bien sûr que chacune des composantes de la gauche (le PS, les Verts, la "gauche de la gauche") assume ses responsabilités et que toutes les assument ensemble. Sommes-nous capables, par exemple, de proposer une hausse de l'impôt communal (le centime additionnel, qui, en Ville de Genève, se niche dans la moyenne cantonale) pour financer des prestations sociales, et laisser, en cas de référendum, le peuple décider ?

Dans les communes, et d'entre elles d'abord les villes, et d'entre elles, à Genève, d'abord la Ville, on se retrouve face à des urgences qui dépassent les moyens dont on dispose pour les assumer, et pour lesquelles le canton ne semble pas avoir la moindre d'intention d'accorder à l'échelon "inférieur" (qu'on ne cesse pourtant de proclamer comme "fondamental de la démocratie") des ressources supplémentaires (au contraire : il projette plutôt de leur coller des charges nouvelles, sans compétences politiques nouvelles). Ainsi, la Confédération se repose sur les cantons, qui se reposent sur les communes, qui se reposent sur les villes qui se reposent sur... eh bien, qui ne peuvent se reposer sur aucun échelon "inférieur", mais seulement sur le secteur associatif, le secteur privé ou les personnes.

La crise sanitaire est une crise économique et sociale. Et dans ce que Macron a qualifié de "guerre", les villes sont les tranchées de première ligne, en même temps qu'elles sont les bastions de l'arrière : c'est à elles qu'on s'adresse tout de suite quand on n'a plus rien à manger ou qu'on se retrouve sans toit, c'est à elles qu'on s'adresse encore quand on n'a plus accès (si on l'a jamais eu) à l'aide sociale "normale" : aux Vernets, ce printemps, 40 % de celles et ceux qui attendaient leur sac de nourriture et de produits hygiéniques ne recouraient pas, ou plus, aux prestations sociales, parce que les procédures pour les obtenir étaient exclusives, parce qu'elles et ils ne voulaient pas être enregistrés comme assistés sociaux, parce qu'ils et elles ne savaient pas où s'adresser, parce qu'elles et ils avaient choisi l'aide communautaire plutôt que l'aide publique.

Il y aura donc, dans les débats budgétaires de cette fin d'année, une position de fond de la gauche à affirmer, sur le rôle des budgets publics en temps de crise. Et sur les moyens qu'ils vont accorder aux réponses aux deux urgences qui convoquent en ce moment nos réflexes fondamentaux : l'urgence sociale et l'urgence environnementale. Ces deux urgences correspondent d'ailleurs aux deux sources des deux grands courants de la gauche dans nos pays : le courant socialiste et le courant écologiste. Le courant socialiste naît de l'exigence de justice sociale, du principe d'égalité, le courant écologiste de l'exigence de responsabilité environnementale. L'addition de ces deux courants (ni de l'un, ni de l'autre, et moins encore des deux à la fois, aucune organisation politique n'est légitimée à se dire héritière exclusive) permet à la gauche (en Ville de Genève, le PS, les Verts, Ensemble à Gauche) d'être majoritaire, et la conjonction des réponses à ces deux urgences fait programme politique. Qu'il ne reste plus à la gauche, une fois majoritaire, d'appliquer. Et d'appliquer sans privilégier une réponse à l'autre : planter plus d'arbres ne donne pas un logement aux sans-abri, défendre les statuts des fonctions publiques ne fait pas baisser la température des sols, des eaux et de l'air...

Il nous faut cesser de réduire l'action politique à la réponses aux urgences en temps de crise, et nous remettre à proposer des réformes de structure. Qui, toutes, auront un coût, pour l'une ou l'autre collectivité publique -ou toutes ensemble. Le partage des charges, la délégation de compétences, la pérennisation des prises en charge individuelles, la concrétisation des droits au logement, aux soins, à l'emploi, cela a un coût. Mis à la charge de qui ? Refuser toute politique d'austérité est une chose. S'en donner les moyens en est une autre. Et à Genève, cela commence par un refus de tout report de charges cantonales sur les communes, à moins de donner à celles-ci la maîtrise de la politique (sociale, par exemple) liée aux charges qu'on a reporté sur elles.

L'urgence, c'est de sortir de l'urgence.






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