L'après Covid : Relance de restauration plutôt que de (r)évolution ?

 

Une occasion manquée ?


On ne sait pas au juste si on vit la fin de la première vague ou le début de la seconde de la pandémie de Covid, mais en même temps qu'on commence à trouver un peu lassantes les mesures de prudence assez élémentaire qu'on nous impose (le masque, la distance, la désinfection), il nous vient d'étranges bouffées de nostalgie d'un passé immédiat -passé depuis quelques mois seulement : Le chef de mission de Médecins sans Frontière-Suisse, Patrick Wieland, se souvient que le confinement "a aussi généré des choses merveilleuses : le calme et le silence, la ville complètement vide dans une ambiance irréelle, l'aéroport sans un seul avion, des biches arrêtées au bord de l'autoroute Genève-Lausanne... Le monde animal et végétal avait repris un peu ses droits, et c'était beau". Beau, mais fugace... La routine, masquée, distancée, désinfectée, a repris bon nombre de ses droits, et on n'a pas franchement l'impression que le monde ait changé, ni que la volonté de le changer se soit renforcée par la pandémie. Et on ne peut que constater que les plans de relance qui se succèdent et s'additionnent visent tous à relancer le statu quo ante plutôt qu'à lancer un changement. Même pas forcément révolutionnaire (encore qu'il faudrait qu'il le soit). La pandémie ne serait-elle qu'une occasion manquée de "changer la vie" ?

"Pour éviter l'hécatombe, on a besoin de l'Etat social, pas de l'Etat carcéral"

Michel Foucault, dans "Histoire de la folie à l'âge classique", considérait les épidémies comme "le phénomène par excellence capable de pulvériser nos rêveries modernistes de maîtrise absolue". Et de Tite-Live, 2000 ans avant Foucault, on peut tirer l'enseignement qu'elles sont aussi des moments privilégiés de manipulation politique : vers 398 av.JC, Rome est ravagée par la peste : en lutte contre les plébéiens, les patriciens expliquent qu'elle est le fait du courroux des dieux devant le pouvoir donné au peuple... On y ajoutera les vieux petits calculs économiques : dans "Mort à Venise", Thomas Mann décrit il y a un siècle une ville dont la Municipalité dissimule qu'elle est le théâtre d'une épidémie de choléra, parce que si ça se savait, ça compromettrait la saison touristique... Et on ajoutera pour parfaire le sentiment de permanence historique ce constat que pour se protéger du virus, on utilise les mêmes méthodes qu'il y a des siècles : la distance, le confinement et les masques. Et le nettoyage des mains depuis Semmelweiss... A Genève, au XVIe siècle, on  s'était doté d'un hôpital pestilentiel sur les lieux de l'ancienne léproserie, on isolait les malades, on désignait et on murait leur demeure, on y confinait leurs familles, on  multipliait les passages de la voirie, on interdisait tout rassemblement public (sauf les cultes dominicaux, forcément) et les fêtes privées, on fermait les écoles, les tribunaux, les marchés... ou on les déplaçait hors les murs, et on désinfectait l'argent avec du vinaigre..

"La caissière a été plus importante que le banquier. Il faut le dire" et Christian Levrat le dit. Et on le dit aussi.  "Pour éviter l'hécatombe, on a besoin de l'Etat social, pas de l'Etat carcéral" assène Thomas Piketty. D'ailleurs, un peu partout le confinement a été imposé quand on a commencé à craindre sérieusement que les hôpitaux pussent être débordés et le système de santé dépassé. Le Covid a eu cet effet de révélateur : celui de la nécessité de l'intervention publique (de l'Etat, des cantons, des communes) dans l'économie en temps de crise. Et de la nécessité de traiter correctement les services publics et leur personnel. Une infirmière de Contamine-sur-Arve résume : "il fallait une crise pour que les gens se rendent compte de l'étendue de nos besoins. Les professions paramédicales sont aussi hypersollicitées, personne n'en parle jamais. On aimerait vraiment que le jour où tout ça sera fini, la dynamique suive"... Pour l'heure, elle ne suit pas.

Le "think-thank" de gauche suisse Denknetz a lancé un manifeste, signé par un millier de personnes,  pour un nouveau contrat social de l'après-Covid. Denknetz ne veut pas d'un retour au monde d'avant la pandémie mais que l'on tire de celle-ci les enseignements nécessaires à un changement social, et à la réponse aux enjeux révélés par la pandémie. Ce nouveau contrat social devrait être fondé sur quatre principes : le "care" (la prise en charge des personnes, l'assistance aux autres), la coopération , la justice et la durabilité. Les activités de "care", principalement assumées par des femmes et des migrant.e.s, doivent être réévaluées, les services publics et les infrastructures communes (fourniture d'énergie et d'eau, transports publics, moyens de communication, sécurité sociale, éducation...) doivent être renforcés, les richesses redistribuées (notamment par un impôt de solidarité de 3 % sur les actifs financiers), le contrôle public de l'industrie pharmaceutique instauré...

"Nous ne saurons pas avant un bon bout de temps de quelle manière tout ça nous aura changés", écrit le romancier américain Douglas Kennedy. Mais "tout ça" nous aura-t-il vraiment changés ? "Personne ne sortira de cette crise comme il y est entré", assurait en avril le Conseiller d'Etat genevois Mauro Poggia. Personne, vraiment ? Et qu'est-ce qui peut sortir d'une crise comme elle-là ? celle de 1929 a produit d'un côté le Front Populaire, de l'autre mis le nazisme au pouvoir. De quoi accouchera celle de 2020 ? à s'en tenir à ce qui a été fait à ce jour : d'un avorton. Le fondateur du Forum de Davos (le "World Economic Forum"), Klaus Schwab, a beau prêcher que "nous ne reviendrons pas au bon vieux monde d'avant", sitôt la première alerte passée, on a tout fait pour revenir, au "bon vieux monde d'avant", à la "normalité" antérieure, et pour ne rien en changer, ou le moins possible, ni à nos comportements. Les gouvernements n'ont pas changé, ni l'organisation des pouvoirs et de leurs rapports. Ni leurs priorités : ils auront consacré pour "relancer l'économie" une proportion du PIB quatre fois plus importante, et des montants quatre fois plus importants, que ce qui serait nécessaire à une transition écologique. "Arrêter l'économie pour sauver des vies, c'est inédit dans l'histoire de l'humanité", croyait pouvoir observer en mai l'économiste Daniel Cohen... l'inédit n'aura pas duré, et dès qu'on a pu déconfiner, on a déconfiné, au risque d'une reprise de la pandémie. C'est que, suggèrent les chercheurs de l'enquête "Covid-19 : le regard des sciences sociales" (Editions Seismo, 2020) : plutôt qu'une rupture avec le monde d'avant, la pandémie et le confinement ont plutôt accentué des tendances préexistantes, dans les comportement individuels comme dans le fonctionnement de l'Etat, l'évolution de l'économie, les pratiques sociales. Le confinement n'a pas inventé le télétravail, s'il l'a étendu. Il n'a pas inventé la mobilité douce, s'il l'a favorisée. Il n'a pas découvert les dommages environnementaux de l'utilisation massive de l'avion, ni ceux de la surconsommation, s'il les a freinés. Pourtant, on s'est posé des questions qu'on se posait peu auparavant : qu'est-ce qui nous est indispensable, seulement utile, ou parfaitement superflu ? Questions personnelles, mais aussi collectives -et donc politiques : Genève a-t-elle besoin d'un Salon de l'Automobile et d'une hôtellerie de luxe hyper développée ? Est-ce que je choisis de respecter les recommandations de l'OFSP ou de m'y soustraire ? de porter le masque ou non ? Et au nom de quoi faire ce choix : au nom de ma liberté personnelle d'infecter les autres ? "Ceux-là même qui se plaignent aujourd'hui (des restrictions liées au confinement) seront sans doute ceux qui reprocheront sans vergogne aux autorités leur absence de réactivité si par malheur nous devions être dépassés par l'évolution de l'épidémie"... c'était assez bien vu...

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