Initiative contre le commerce des armes : parce que l'argent suisse tue
Le 29 novembre, on ne votera pas seulement pour des "multinationales responsables" de leurs actes, on votera aussi pour une Suisse responsable de sa puissance financière , autrement dit contre le financement des producteurs d'armes de guerre. Abritant un pour mille de la population mondiale, la Suisse gère 25 % de la fortune mondiale, soit 7000 milliards de francs d'actifs. Une initiative, lancée par le Groupe pour une Suisse sans armée, déposée en juin 2018 et soutenue par la gauche et par nombre d'ONG (dont Terre des Hommes), veut interdire aux fondations et institutions de prévoyance, et à la Banque nationale, de financer (par des prêts, des crédits, des donations, des acquisitions de titre) des entreprises réalisant plus de 5 % de leur chiffre d'affaire avec du matériel de guerre. Le texte demande en outre que la Confédération s'engage pour que les banques et les assurances soient soumises à la même interdiction. Le Conseil national a, sans surprise, l'initiative et renoncé à lancer un contre-projet. Et la droite, comme attendu, et tout uniment (contrairement à son état face à l'initiative pour des multinationales responsables de leurs actes) a, par la voix du ministre de l'Economie, l'UDC Guy Parmelin, agité le spectre, un peu fatigué, de la mise en danger de l'économie, de la place financière et des PME Agiter ce spectre, ça eut payé... faisons en sorte que ça paie plus. Car l'argent suisse tue. Ailleurs.
Quand le commerce des fruits est plus, et mieux, réglementé que celui des armes
En 2018, de Suisse, près de 9000 milliards de dollars US ont été investis dans des entreprises fabriquant de l'armement nucléaire, comme Northrop Grummann, qui réalise la quasi totalité de son chiffre d'affaire dans la production de matériel de guerre, et dans quoi Crédit Suisse a investi plus de 100 millions de francs. La loi fédérale est ainsi contournée par la distinction entre le financement direct et le financement indirect -c'est de celui-ci dont il est question : les banques incriminées ne financent pas directement, par des crédits, la production d'armes interdites, mais des entreprises par des placements effectués en fonction des indices boursiers. Et quoi de plus innocent qu'un placement ? "Oui, j'ai placé des fonds dans Boeing, et alors ? Ah bon, ils ne font pas que des avions de ligne ?"...
Le financement de la fabrication, de la
production et de la vente d'armes proscrites par le droit
international (armes atomiques, bombes à sous-munitions, gaz de
combat) est certes interdit en Suisse, mais UBS, le Crédit
Suisse, la holding des banques cantonales (Swisscanto Holding) ,
et même la Banque Nationale, financent des fabricants d'armes
impliqués dans la production d'armes atomiques : la Banque
nationale a investi 800 millions de francs en 2016 dans
l'industrie de l'armement atomique, et elle détient des actions
d'entreprises d'armement nord-américaines, comme Raytheon,
Honeywell (elle y a investi 66 millions de francs) ou Lockheed
Martin (45 millions investis), plus gros producteur mondial
d'armes, chargé de la production et de l'entretien d'armes
nucléaires étasuniennes et britanniques. UBS a mis à disposition
d'entreprises impliquées dans la production d'armes atomiques
près de quatre millions de dollars et finance trois producteurs
de sous-munitions. Crédit Suisse en est pour 1,5 million, la
Banque cantonale de Zurich pour 5 millions (depuis 2011), dans
des entreprises productrices d'armes nucléaires ou pouvant être
nucléaires, comme le groupe français Safran qui produit des
missiles dont l'ogive peut contenir plusieurs têtes nucléaires.
Et les fonds de pension ont investi plusieurs milliards de
francs dans le secteur des armes -le bon exemple, là, serait
donné par la caisse de pension de la fonction publique genevoise
qui a édicté de strictes directives excluant les investissements
coupables dans l'industrie d'armement...les caisses de pension
des villes de Zurich et de Berne, des cantons de Bâle, Zurich et
Berne excluent également le financement de matériel de guerre
-mais en limitant cette interdiction au financement du matériel
déjà interdit (armes nucléaires, à sous-munition, biologiques,
chimiques, mines antipersonnel...). D'autres grands acteurs
financiers internationaux, comme le fonds souverain norvégien
(qui gère près de 900 milliards de dollars) n'investissent plus
dans des entreprises fabricant de telles armes. En Suisse, depuis 2013, une loi fédérale sur le
matériel de guerre interdit le financement direct et indirect
du matériel de guerre prohibé par le droit international, mais
le financement indirect ne constitue une infraction que s'il
est pratiqué pour contourner la loi, ce dont il est
pratiquement impossible de donner la preuve. Et aucune
interdiction du financement d'un matériel de guerre non
interdit par le droit international n'est posée dans la loi.
Du coup, l'argent des retraites des Suissesses et des Suisses
peut financer le commerce de la guerre, pour peu qu'il ne
porte pas sur des armes explicitement interdites. Comme si un
drone, un missile, un fusil d'assaut ne tuaient que des
combattants ennemis, et jamais des civils, des femmes, des
enfants, des soignants, des prisonniers...
Un Traité international sur le commerce des armes est en vigueur depuis 2015 : tous les Etats parties doivent communiquer, une fois par année, leurs exportations et leurs importations d'armes -ce qui, par le croisement des données, devrait permettre de repérer les trafics. Ce traité est un système de surveillance, pas un moyen d'éradication : il n'interdit pas le commerce des armes, sauf dans le casa d'embargos décidés par l'ONU ou si elles se font à destination de groupes criminels ou terroristes, la définition de ce qu'est un "groupe terroristes" et la désignation comme tel d'un groupe armé, étant sujettes à des interprétations opportunistes, ou encore si elles risquent de provoquer de "graves" violations des droits humains ou du droit humanitaire -ce qui est évidemment un risque inhérent à tout usage des armes exportées. Le traité ne prévoit, à l'exception de sanctions internationales qui peuvent être décidées par le Conseil de Sécurité de l'ONU, aucun mécanisme de sanction indépendant des Etats parties : c'est à eux d'entamer des poursuites et des sanctions lorsqu'il s'avère qu'ils ont, ou que des personnes ou des entreprises sous leur juridiction ont, enfreint les dispositions du traité, dissimulé des exportations ou commis des exportations que le traité exclut. On est donc supposé faire confiance aux Etats partie. Confiance qu'on n'aura même pas à accorder aux Etats-Unis, à la Russie et à la Chine, qui n'ont pas signé le traité (contrairement au Royaume-Uni, à la France et à l'Allemagne) et n'ont donc pas à le respecter. Et que personne, d'ailleurs, n'a envie, ni le pouvoir, de sanctionner : "too big too doom"... tout au plus pourra-t-on savoir qui a importé légalement des armes américaines, russes ou chinoises. Et encore : les statistiques que les Etats devront rendre ne seront publiées que s'ils les publient eux-mêmes... Bref, le commerce des fruits est plus, et mieux, réglementé que celui des armes, et on en sait plus sur les importations et les exportations de bananes que sur celles de missiles. C'est à cela, aussi, qu'il faut mettre fin : l'argent suisse tue, mais dans l'ombre...
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