Ce n'est pas la mendicité qui est illégale, c'est sa répression

 

Encore une chasse à interdire à Genève

La Genève officielle, politique, judiciaire, policière, bureaucratique, vient de se prendre une baffe méritée, et des années (quatorze...) de combat de Dina Bazarbachi et de Mesemrom ont été récompensés : La Cour Européenne des droits de l'homme (CEDH) a donné droit à une Roumaine de 28 ans, qui contestait l'amende que lui avait infligée le Service des Contraventions pour mendicité sur la voie publique (elle avait été amendée neuf fois en deux ans pour la même raison, et gardée à vue deux fois pour ce crime majeur). La jeune Rrom, mère célibataire de trois enfants, analphabète, vivant dans la rue sans ressource et sans aide sociale, arrivée à Genève en 2011, avait même fait cinq jours de détention provisoire pour n'avoir pas payé cette amende. Elle était ensuite retournée en Roumanie. Pour la Cour (une institution du Conseil de l'Europe, dont la Suisse est membre fondatrice, ceci dit pour couper court aux couinement sur un diktat de l'Union Européenne...), qui a accordé un dédommagement de mille francs à la jeune mendiante, la sanction qui lui a été infligée est contraire à l'art. 8 de la Convention européenne des droits de l'homme  : "Placée dans une situation de vulnérabilité manifeste, la requérante avait le droit, inhérent à la dignité humaine, de pouvoir exprimer sa détresse et d'essayer de remédier à ses besoins par la mendicité". Ce jugement contredit, sur le fond et la forme, les lois qui, notamment à Genève et dans le canton de Vaud, font de la mendicité une pratique illégale sans examen de la situation réelle de celles et ceux qui s'y livrent : puisque les mendiants et les mendiantes ont "le droit, inhérent à la dignité humaine" de remédier à leurs besoins par la mendicité, rendre celle-ci illégale et la réprimer, saisir le contenu de leurs gobelets (il y avait 16 francs 75 dans celui de la jeune Rrom), amender celles et ceux qui s'y livrent et les envoyer en prison s'ils ne peuvent pas payer les amendes qu'on leur colle (et qu'ils ne pourraient payer qu'en mendiant...) est... illégal. Et il ne suffit pas d'adapter les sanctions "au cas par cas" (on ne le faisait donc pas : la loi sanctionne en effet le mendicité quelles qu'en soient les auteurs, les causes, les méthodes, le lieu), comme, obstinées, l'annoncent les autorités genevoises : il faut purement et simplement abroger l'article 11A de la loi pénale genevoise (l'article anti-mendicité). Et d'ici là, on ne saurait recommander aux mendiants et aux mendiantes de se faire représenter pour contester (jusqu'à Strasbourg...) les amendes qui continueraient à leur être infligées : si invoquer la dignité humaine ne convainc pas, à Genève comme dans le canton de Vaud (qui a aussi pénalisé la mendicité) l'Etat de renoncer à la chasse aux mendiants, peut-être que son coût l'y inciterait : on peut parfois s'abaisser à user d'arguments assez vils pour mettre fin à des pratiques plus viles encore.

"Prendre l'argent dans les gobelets des mendiants pour le mettre dans les caisses de l'Etat" ?

4000 amendes sont décernées chaque année à Genève à des mendiants et des mendiants et aucune n'est payée, nous informait la "Tribune" en 2018. Et on ne voit pas pourquoi la situation aurait fondamentalement changé depuis. Désormais illégitimée par le CEDH, la loi genevoise anti-mendicité est donc parfaitement inepte -d'autant que le montant impayé d'amendes inutiles s'ajoute le coût des démarches faites par l'administration pour tenter, sans espoir d'y arriver, les faire payer, et le coût de leur détention provisoire quand les amendé.e.s ne les paient pas. Et ça ne va pas s'arranger avec l'intention exprimée par le Conseiller d'Etat Mauro Poggia d'envoyer des commissions rogatoires en Roumanie (ou ailleurs) pour tenter de retrouver les mendiants et les mendiantes qui y seraient retournés. Un gaspillage de deniers publics qui pourraient d'ailleurs intéresser la Cour des Comptes : à Genève, en douze ans d'application, la loi "antimendicité" n'a non seulement pas rapporté un sou (elle a plutôt coûté), ni réduit le nombre de mendiants (ils étaient entre 150 et 250 mendiants rroms à Genève il y a dix ans, il y en a toujours autant, sans compter les mendiants indigènes -car figurez-vous qu'il y en a, mais ceux-là ne sont pas amendés : la loi antimendiants n'est pas seulement imbécile, sa mise en pratique est aussi discriminatoire -comme étaient racistes, tziganophobes, les discours tenus pour la faire passer).

Des mendiantes et mendiants roms se retrouvent devant le Tribunal de Police pour n'avoir pas payé leurs amendes (toutes et tous y font opposition). Le Tribunal confirme les amendes, quitte à en réduire le montant, et le Service des Contraventions envoie l'amende en Roumanie où sont retournés les amendé.e.s. Comme ils ne paient toujours pas, leur dossier est transmis au Service d'Application des peines, qui transforme l'amende en jours de détention, et lors du premier contrôle de police à Genève, s'il ou elle y est revenu.e, le mendiant ou la mendiante est arrêté.e et conduit.e à Champ-Dollon, pour y effectuer quelques jours de détention avant d'en ressortir libre. Résultat : l'amende n'a pas été payée, mais l'Etat a payé les frais de justice, les frais administratifs du début de la procédure (l'amende) à sa fin (la libération) et le coût de la détention (environ 500 francs par jour). Soit jusqu'à dix fois, voire plus, le montant de l'amende. Et mille fois le montant moyen saisi dans la sébile de la mendiante. Des milliers d'amendes sont infligées chaque année à Genève à des mendiants ou des mendiantes. Toutes sont contestées. Et suivent la procédure qui vient d'être décrite. Et qui coûte des millions chaque année, pour rien. On s'associe donc à l'hommage rendu par Bob, dans la "Julie" de samedi, aux brillants auteurs de la loi antimendiants de 2007 : Olivier Jornot, Christian Lüscher, Yves Nidegger, Jean-Michel Gros, Eric Bertinat. Des cadors. On y ajoutera le Tribunal de police de Genève, qui avait  condamné Violeta-Sibianca à 500 francs d'amende, la Cour de Justice qui avait confirmé cette condamnation, le Tribunal fédéral, qui avait rejeté son recours et donc validé la loi, sans oublier  la majorité (la droite, MCG compris) du Grand Conseil genevois qui l'avait votée en 2007 et refusé en 2018 de l'abroger, et la majorité du Grand Conseil vaudois qui a refusé de suivre une pétition signée par 8500 personnes qui demandaient au parlement vaudois de revenir sur l'interdiction de la mendicité.

Commentant le projet de loi qui allait être accepté, l'alors Conseiller d'Etat Laurent Moutinot l'avait fort bien résumé en ces termes : "Nous allons donc prendre l'argent dans les gobelets des mendiants, (...) prendre l'effort de compassion et de générosité du peuple genevois pour le mettre dans les caisses de l'Etat". On en est toujours là. La mendicité dérange ? Oui, elle dérange. Parce que la pauvreté visible dérange. Mais si on devait interdire tout ce qui dérange une partie de la population, que resterait-il d'autorisé ? Et comment refuser d'interdire la chasse policière, administrative et judiciaire aux mendiants, puisqu'elle nous dérange, nous ?


"Un gueux des environs de Madrid demandait noblement l'aumône. Un passant lui dit : "N'êtes-vous pas honteux de faire ce métier infâme quand vous pouvez travailler ? -Monsieur, répondit le mendiant, je vous demande de l'argent et non pas des conseils." Puis il lui tourna le dos en conservant toute sa dignité castillane."
(Voltaire)







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