Généralisation du télétravail : Avantage aux patrons

 

En 2017, un sondage auprès des 480 psychologues suisses annonçait une "nette augmentation depuis 10 ans" de la souffrance au travail : épuisement physique et psychologique causé par un stress chronique (burn out), souffrance causée par l'ennui lui-même causé par la sous-utilisation des compétences professionnelles (bore-out), désillusion quant au sens même du travail effectué (brown out). On peut douter que la généralisation du télétravail "partout où c'est possible" améliore les choses, même si, selon un sondage gfs, sur mandat du syndicat de la communication Syndicom, près de 90 % des employés suisses veulent pouvoir continuer à télétravailler au moins de temps en temps et que 78 % des personnes interrogées voient dans le télétravail un moyen de libérer du temps durant les déplacements, 62 % d'être plus productifs, 55 % d'être plus créatifs, 61 % de pouvoir mieux concilier vie privée et vie professionnelle, 60 % d'être moins stressé... C'est pourtant aux employeurs que le télétravail est le plus utile : les télétravailleurs travaillent plus que les travailleurs en entreprise. Selon nombre d'études, le télétravail est, dans la majorité des cas, plus productif que le travail posté. Les patrons interrogés observent des gains en flexibilité horaire, en responsabilisation du personnel concerné, en réduction de la charge du contrôle des travailleuses et des travailleurs. On constate également des gains de temps de transport, de frais de déplacement et de repas. Pour les travailleurs, le bilan est plus contrasté : ils et elles ont certes pu adapter leur temps de travail à leur vie et à leurs rythmes biologiques, mais souvent en laissant le temps de travail déborder sur le temps de la vie privée. Le télétravail permet peut-être de travailler plus vite et mieux -mais à la condition qu'aucun élément privé ou familial ne le perturbe, et qu'il y ait dans le logement privé un endroit qui puisse n'être utilisé que comme lieu de travail. Et puis, le télétravail se fait sans rencontres réelles, sans interactions physiques entre collègues, et s'il devait être généralisé, il faudra repenser totalement les espaces professionnels et la gestion des horaires : or la généralisation du télétravail s'est faite dans l'impréparation et l'improvisation, et s'il est sans doute la mort de la pointeuse, il est aussi le risque d'une télésurveillance... et d'une réduction considérable des interactions humaines réelles, y compris de celles qui permettent de régler en quelques minutes des problèmes qui, à distance, prennent des heures pour être résolus, entre échanges de courriels et vidéoconférences où ce qui tient lieu de dialogue est une succession de monologues : on comprend mieux quelqu'un en face de qui on est, physiquement, que quelqu'un réduit à une image ou un message écrit. Ce gaspillage de temps est en outre d'autant plus grand qu'on est nombreux à intervenir : "Zoom" ne remplacera jamais la machine à café.


Le temps vient pour le travailleur de travailler pour sa propre liberté, et non plus pour sa survie physique ou son intégration sociale..

Par le mot de « travail », il a toujours été formulé deux réalités différentes : d’une part celle de l’activité, constitutive de l’humanité (en tant qu’on tente de la différencier de l’animalité, ce qui n’a guère de sens que méthodologique), de transformation de la réalité donnée : le travail est ce qui transforme le monde, en transformant un peu du monde -du silex que l’on taille à la tour que l’on construit. Et d’autre part l’esclavage ou le salariat –le tripalium, l’activité contrainte, la mise des uns au travail par les autres, pour leur profit ou leur subsistance. Ainsi y-a-t-il le travail qui peut libérer et le travail dont on doit se libérer. Et que l'on colle le préfixe "télé" devant le mot "travail" n'y change rien, sinon en décrivant la confusion du lieu de travail et du lieu de vie.

Le compromis social élaboré à la sortie de la Guerre Mondiale est un échange : celui du travail (salarié) contre la protection sociale. Hier, ici, qui ne travaillait pas ne mangeait pas. Aujourd’hui, ici, qui ne travaille pas peut désormais manger, l’aide sociale ou les restos du cœur y pourvoyant, l’apparent gaspillage de la charité étant pour l’ordre social infiniment préférable au réel désordre de la famine. Dès lors que l’aide sociale peut suppléer au caractère « sécuritaire » du travail, la fonction socialement identitaire, normative, du travail devient déterminante : c’est par lui que l’on reste inside, que l’on évite le rejet dans la marge, que l’on peut continuer à satisfaire à la norme sociale. Cette quête de normalité dont le travail est la condition concourt malheureusement à identifier le travail au salariat : ce n'est pas d'une activité socialement utile dont elle fait une condition de la normalité, mais d’une activité rémunérée en raison du temps passé à s'y livrer. Peu importe à quoi aboutit cette activité, et moins importe encore la qualité du travail qu’on y consacre : c’est le profit que le propriétaire des moyens de production peut tirer de la production qui importe. Et l’évolution technologique n’arrange rien : que reste-t-il de l’ « éthique du travail bien fait » dans la production à la chaîne et dans la production numérique ? Ce par quoi dans le travail, aujourd’hui et dans le capitalisme socialisé, le travailleur est exproprié de lui-même n’est pas la captation du produit du travail, mais la captation du temps passé au travail, c’est-à-dire le salariat. C’est par le salaire que le travailleur est exploité, par le salaire que la force et le temps qu’il vend lui sont achetés, par le salaire que cette vente aboutit à la vente du travailleur lui-même, par lui-même, en tant que travailleur. La condition de l’existence est en même temps la cause du vide de l’existence, les raisons de vivre sont ôtées par l’octroi des moyens de vivre. Seul un travail gratuit peut ne plus avoir comme conséquence l’exploitation -encore faut-il qu’il soit réellement gratuit, c’est-à-dire à la fois librement consenti et non échangé, ce que n’est pas, par exemple, le travail « ménager » de la « femme au foyer ».

Que le capitalisme du XXIe siècle ne soit plus celui du XIXe est une évidence, qui ne change rien à cette autre évidence que le travail humain y est toujours, comme dans tout mode de production, la seule source de création de valeur monétaire d'une marchandise, qu'il s'agisse d'un bien ou d'un service, et, par le temps de travail non payé en salaire (ou en rémunération du produit du travail), la seule source de création d'une plus-value permettant la constitution du capital -et permettant, via l'impôt, à l'Etat d'obtenir les moyens de son propre fonctionnement. Mais pour que le travail, sous le capitalisme, nourrisse d’abord le capitalisme, il faut bien que le travailleur soit dépossédé de la maîtrise de son travail. Le capitalisme est expropriateur : il exproprie les travailleurs de leur savoir-faire, de leurs compétences, de leurs expériences. Il ne peut pas ne pas les en exproprier, ne pas parcelliser leurs tâches, fragmenter leurs connaissances. Avant de produire la marchandise, il faut produire l’amnésie du producteur.

Retrouver le sens de la critique du travail, c’est aller plus loin dans la critique de l’ordre social que là où s’arrêtèrent Fourier, Marx, Proudhon, dénonçant les modalités du travail, les conditions faites au travailleur, mais non le travail lui-même. Si notre critique du travail n’est pas celle, aristocratique, qui prévalait pour ceux qui, dans la cité antique ou l’Europe médiévale forçaient esclaves ou serfs à travailler pour qu’eux-mêmes puissent se consacrer aux affaires publiques, à la guerre, à la prière, à l'orgie ou à la création culturelle, c’est que notre critique est fondée sur la volonté d’accorder à toutes et tous le droit que quelques-uns seulement s’étaient arrogés, sur le dos courbé d’une masse laborieuse les nourrissant. Que le grand nombre travaille pour nourrir le petit nombre est révoltant ; que nul ne travaille plus que pour lui-même, son plaisir et ses convictions, telle devrait être notre exigence. Et cette exigence est d’autant plus légitime que la robotisation réduit la masse de travail humain nécessaire, même à la production de la machinerie productive… Quand des robots fabriquent les robots qui travaillent à la place des travailleurs, le temps vient pour le travailleur de travailler pour sa propre liberté, et non plus pour sa survie physique ou son intégration sociale..

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