Genève : Urgence culturelle et sommeil politique


Surdité volontaire ?

En mai 2019, le peuple genevois plébiscitait à 83,18% l’initiative « Pour une politique culturelle cohérente à Genève ». L'initiative (IN 167)avait la teneur suivante, sous forme de mandat constitutionnel donné au canton : "L’État promeut la création artistique et l’activité culturelle. Il garantit leur diversité, leur accessibilité et leur enseignement. Il encourage les échanges culturels. A cette fin, il met à disposition des moyens, des espaces et des instruments de travail adéquats. Le canton coordonne une politique culturelle cohérente sur le territoire, en concertation avec les communes. Les acteurs culturels sont consultés. Le canton et les communes élaborent et mettent en œuvre une stratégie de cofinancement pour la création artistique et les institutions culturelles" Le mandat constitutionnel donné, reste à le concrétiser -et c'est la fonction de la loi : sans elle, le mandat constitutionnel n'est qu'une proclamation verbeuse. On attend donc que le Conseil d'Etat assume la responsabilité que la constitution lui donne, puisque c'est le peuple qui l'y a inscrite. On attend. Impatiemment. En se demandant à partir de quand la patience doit choisir entre se muer en résignation ou en colère. A Genève, parler de politique culturelle au canton, c'est parler à un sourd volontaire, et cela vaut sans doute pour les relations, au sein même des partis politiques, entre leurs instances municipales et cantonales. Dès lors, il faut sans doute renoncer à essayer d'alphabétiser des instances politiques cantonales pour qui la culture n'est guère qu'une cerise municipale sur le gâteau cantonal de la répartition des tâches.

Il n'y a que deux manières de réveiller les dormeurs politiques : leur chanter une petite chanson ou les secouer un bon coup

Qui mène la politique culturelle genevoise ? La Ville, et les villes. Les villes, elles, font tout ce qu'elles peuvent, et même un peu plus en cette période de crise, où, ironiquement, on n'a jamais autant parlé de culture -et pleuré sur son absence, la fermeture de ses lieux, la précarité de ses acteurs. Mais il ne suffit pas de répondre dans l'urgence à l'urgence d'une crise pour remédier au désengagement culturel du canton. Ce n'est pas que le canton soit inerte, c'est que les responsables politiques cantonaux donnent une persistante impression de se contrefoutre des enjeux culturels : le service culturel canton al est sous-développé, le budget culturel cantonal est étique, les débats sur les enjeux culturels au Grand Conseil sont d'une indigence affligeante -et aboutissent régulièrement à des refus de toute prise de responsabilité du canton, même lorsque c'est le Conseil d'Etat qui le propose. Ainsi, la proposition socialiste de créer un fonds culturel commun au canton, à la Ville et aux autres communes, financé par des contribution  fixées en fonction de leurs capacités financières respectives, a-t-elle été refusée sans qu'aucune argumentation sérieuse ait été produite pour justifier ce refus.

Rien n'a donc encore été sérieusement entrepris (à part quelques discussions plus ou moins informelles) pour concrétiser le mandat constitutionnel de l'Initiative pour une politique culturelle «cohérente».  On est en droit d'attendre du canton, toutes instances confondues (le Conseil d'Etat, le Grand Conseil, les partis politiques cantonaux) qu'il se saisisse enfin des enjeux culturels et de la mise en oeuvre de l'IN 167, et révisent, dans le sens qu'elle impose, les lois existantes portant sur la répartition des tâches entre la République et la Commune.  On est en droit de l'attendre et même de l'exiger, parce que c'est la constitution qui l'exige, et que c'est le peuple qui a inscrit cette exigence dans la constitution. Mais il apparaît aussi qu'ils sont incapables de le faire spontanément, et qu'il convient de les y inciter fermement. Mais comment ? C'est question triviale de rapport de forces. Et on ne construira ce rapport de force ni en attendant les prochaines élections, ni en implorant potentats et bureaucrates de consacrer quelques minutes de leur précieux temps à ouïr l'humble supplique de celles et ceux pour qui la politique culturelle n'est pas un champ d'action secondaire. Ce rapport de force, on le construira par des actes : en lançant une nouvelle initiative, législative celle-là, ou en refusant désormais que la commune soit seule à supporter la charge des grandes institutions culturelles, et donc en plafonnant les subventions que la Ville leur accorde à celles que le canton leur accorde (ou pas).

Dans le «Dune» de Frank Herbert, le héros clame «Le dormeur s'est éveillé». Et fait la révolution. On est pas sur Dune, on est à Genève, où faute d'épice, de vers des sables et de Fremen, il n'y a que deux manières de réveiller les dormeurs politiques : leur chanter une petite chanson (c'est ce qu'on fait depuis des années, sans perturber grandement leur sommeil), ou les secouer un bon coup : c'est ce qu'on ne s'est jamais résolus à faire, et qu'il va sérieusement falloir commencer à envisager.

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