Interdiction de la burqa : Une "affaire de civilisation" et un vote sans conséquence directe

 

L'étrange votation

A un peu plus de 51 % des suffrages et 67'000 voix de différence, l'initiative populaire pour l'interdiction de se dissimuler le visage (dite initiative "antiburqa", puisque c'est autour de la dissimulation du visage des femmes qu'a tourné tout le débat, et le vote) a donc été acceptée, même si elle fait un résultat bien plus modeste que l'annonçaient les sondages, et de six points plus modeste que celui de l'initiative pour l'interdiction des minarets, lancée par le même comité crypto-udéciste. La campagne féministe et antiraciste menée contre l'initiative par des mouvements comme la Grève féministe et des femmes, le "Comité des femmes" ou les Foulards violets n'est pas étrangère à ce recul (les femmes ont majoritairement voté contre l'initiative, comme les y incitait ), et au rejet de l'initiative à Genève, et dans toutes les villes de plus de 100'000 habitants. Localement comme nationalement, le vote "oui" a été majoritairement un vote de droite et le vote "non", un vote de gauche.  A Genève, l'initiative n'a été acceptée que dans de petites communes de droite (à l'exception de Bernex et Chêne-Bourg), et refusée dans toutes les communes de gauche (à plus de 55 % en Ville de Genève, plus de 60 % aux Pâquis et à la Jonction). Ainsi a-t-on voté en Suisse sur des comportements moyen-orientaux et, comme le résume l'islamologue Andreas Tunger-Zanetti, cette initiative , sans effet concret mais avec une lourde charge symbolique, "en dit plus long sur la Suisse que sur les musulmans". Mais qu'en dit-elle vraiment, de la Suisse ? en tout cas, qu'il est infiniment plus facile d'interdire la burqa (les opposants et les opposantes à l'initiative ne la soutenaient pas, ils et elles soutenaient le droit des femmes à la porter si elles le choisissent librement) et de considérer les femmes musulmanes comme un groupe singulier, que de lutter, concrètement, contre le sexisme, le patriarcat, les inégalités entre les genres, ici et maintenant, avec et pour toutes les femmes. Ou de cesser de livrer des armes à l'Arabie Saoudite.

Une "affaire de civilisation", vraiment ?

"Montrer son visage est une affaire de civilisation", proclamait le croisé valaisan Jean-Luc Addor (Conseiller national UDC), fraîchement autoproclamé spécialiste du tri entre les "vraies féministes" acceptant l'initiative et les féministes "idéologues" le refusant.  Une "affaire de civilisation", donc, comme celle au nom de quoi en Algérie le colonialisme français dévoilait de force les femmes qui se refusaient à l'être. C'était, et c'est à nouveau, réduire la civilisation à peu de choses. Et si le débat qui l'a précédé a été vigoureux, le vote d'il y a deux semaines est sans grand effet : on est dans le symbolique, pas dans le pragmatique. D'autant que l'image de l'islam dans un pays comme la Suisse est faite d'images venues souvent de pays fort éloignée, de traditions et de pratiques religieuses fort éloignées de celles prévalant en Suisse (où la population musulmane est majoritairement issue des Balkans et de Turquie, ou indigène. L'initiative inscrit une proclamation dans la Constitution fédérale, qui n'en manque pas (à commencer par la première, celle de l'existence de Dieu...), mais qui n'ont pas de réalité sans une loi d'application. Là, il en faudra une vingtaine, une par canton qui n'a pas adopté de règle en ce sens. Et chacune sera soumise au référendum populaire. Quelque chose nous dit qu'on n'a pas fini d'en débattre avant des votations fort conflictuelles, de cette "affaire de civilisation"... ou d'autres du même genre (le mot n'étant pas choisi au hasard), à propos de la vêture, la dévêture et le corps des femmes, les femmes étant toujours plus que les hommes jugées sur leur corps et leur apparence, qu'elles soient ou non musulmanes, et jamais aussi libres que les hommes de choisir leur apparence.

Les études existantes sur les raisons pour lesquelles dans nos pays des femmes s’empaquètent dans une burqa ou un niqab convergent pour dessiner le profil de femmes plutôt jeunes (moins de 35 ans), parfois victimes d'agressions sexuelles avant de décider de se voiler complètement le visage et le corps, nées et socialisées dans le pays européen où l'étude a été effectuée, souvent converties à l'islam et bien éduquées Elles n'ont pas été contraintes à se voiler, elles  contraignent les autres à accepter qu'elles se voilent. Jusqu'à ce qu'elles décident, d'elles-mêmes, de ne plus le faire. Sans y être contraintes -puisque si on les y contraignait, elle se feraient un plaisir ou un devoir de s'insoumettre à cette contrainte venue d'en haut, et de continuer à se soumettre à une contrainte qu'elles-mêmes ont choisi de s'imposer en revendiquant leur droit de choisir quelles parties de leur corps les autres peuvent voir et qui peut les voir, et en se rendant, paradoxalement, d'autant plus visible qu'elle se sont recouvertes. Pour elles, le voile, la burqa, le niqab, est plus un objet de confrontation avec la société que le moyen d'affirmer une conviction religieuse (il n'est d'ailleurs pas une prescription coranique), même en un temps où toutes les religions opèrent (ou cherchent opérer) un retour dans l'espace public, par elles-mêmes ou en participant entant que telles à des mouvements qui les dépassent (comme, pour les intégristes catholiques, la "Manif pour tous" française). Sur le mode mineur, en "Occident", le voile joue le même rôle que le tchador pendant la révolution iranienne : même les laïques le portaient, pour manifester leur haine du Shah, la prise du pouvoir par Khomeiny et les mollahs, en rendant obligatoire, contraignant et aliénant ce qui était subversif, opérant un véritable détournement de signification pour satisfaire leur obsession misogyne, leur haine et leur peur des femmes, capables de faire vaciller leur régime comme elles ont contribuer à faire tomber celui du Shah.

Revenons en Suisse : L'initiative udéciste acceptée, qu'en faire, puisqu'en elle-même, elle n'a aucune conséquence ? Il n'est pas du tout certain qu'il lui faille une loi fédérale d'application : à s'en tenir aux principes constitutionnels en vigueur, la gestion des apparences vestimentaires dans le domaine public serait plutôt de la compétence des cantons, dont deux connaissent d’ailleurs déjà une interdiction plus générale de se dissimuler le visage que celle posées par le contre-projet : le Tessin et Saint-Gall. Pour ces deux-là, rien ne change. Et pour tous les autres, c'est une loi cantonale qui devrait s'imposer, sans que rien ne puisse contraindre les cantons à adopter, chacun pour soi, une loi identique. Autrement dit, beautés du fédéralisme : on appliquera sans doute différemment d'un canton à l'autre la disposition constitutionnelle fédérale. Et c'est ainsi qu'une "affaire de civilisation" devient une affaire de cantons et un point d'un cahier des charges policier.  On a décidément les "affaires de civilisation" qu'on mérite. 


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