Un spectre hante les réseaux sociaux et les débats publics : l'islamogauchisme

Une chimère, mais qui a une histoire

Or donc, l'islamo-gauchisme gangrènerait l'université française; c'est du moins l'avis de leur ministre de tutelle, que cette gangrène supposée alarme plus que leur réelle anémie matérielle  réelle. La ministre veut confier au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) une enquête sur la question, le CNRS renvoie la ministre dans les cordes et dénonce une tentative de "délégitimation de différents champs de la recherche, comme les études intersectionnelles ou les travaux sur le terme de 'race'", les présidents des universités françaises se contentant de qualifier l'"islamo-gauchisme" de "pseudo-notion" popularisée par l'extrême-droite. Et le prédécesseur de Frédérique Vidal, sous la présidence de François Hollande,  dénonce la vanité de "confier au CNRS une mission de police de la pensée". Cette partie de ping-pong clôt-elle un possible débat sur le concept, si hasardeux que soit son usage, d'"islamo-gauchisme" ? Cette chimère, pourtant, a bien une histoire.

L'islamo-gauchisme est une chimère, et la déconstruction de cette chimère est un travail de fond

600 universitaires, chercheuses et chercheurs français ont signé un texte publié dans "Le Monde" du 21-22 février (le quotidien n'avait pas publié tous leurs noms, un site d'extrême-droite l'a fait à sa place pour désigner les signataires comme "des gauchistes complices de l'islam radical qui pourrissent l'université et la France"), dénonçant le lancement par la ministre de la Recherche, Frédérique Vidal, d'une "enquête" sur l'"islamo-gauchisme" et le postcolonialisme à l'Université, et sa tentative de confier au Centre national de la recherche scientifique (CNRS)  une enquête visant à distinguer "ce qui relève de la recherche académique et ce qui relève du militantisme et de l'opinion". Le CNRS a refusé l'invite et condamné "les tentatives de délégitimation de différents champs de la recherche". La ministre s'inscrivait à la suite du ministre de l'Education nationale, qui avait dénoncé en octobre 2020 les "ravages de l'islamo-gauchisme" à l'université, voire du président du groupe parlementaire des Républicains (droite démocratique) qui stigmatisait les "dérives intellectuelles dans les milieux universitaires". Pour les signataires du texte*, cette initiative est diffamatoire à l'égard "de toute une profession, et, au-delà, toute une communauté, à laquelle, en tant qu'universitaire, Frédérique Vidal appartient". En ciblant les études postcoloniales et décoloniales, les travaux portant sur les discriminations raciales, les études de genre et l'intersectionnalité, la ministre se comporterait "comme dans la Hongrie d'Orban, le Brésil de Bolsonaro ou la Pologne de Duda", en "anônant le répertoire de l'extrême-droite sur un "islamo-gauchisme imaginaire" (le CNRS rappelant quant à lui que le concept d'"islamo-gauchisme" ne correspond "à aucune réalité scientifique"., et en voulant engager une "chasse aux sorcières" au lieu de se consacrer à répondre à "la détresse des étudiants et étudiants pendant la pandémie" et à leur pauvreté. Les 800 universitaires, chercheuses et chercheurs rappellent enfin, avant que demander "avec force la démission de Frédérique Vidal", que c'est "dans l'espace du débat entre pairs et paires que la science s'élabore", et non en "bafouant les libertés académiques". La Conférence des présidents d'universités avait, dénoncé les "représentations caricaturales" et les "arguties de café du commerce" de leur ministre.

Comment construit-on une chimère politique, culturelle, sociale  ? comme on bricole une chimère zoologique : en fusionnant deux concepts, deux identités, deux références fondamentalement étrangères l'une à l'autre. Comme on marie une carpe et un lapin, ou, sur une table de dissection, une machine à coudre et un parapluie.  Ainsi se retrouve-t-on avec l'islamo-gauchisme, chimère fusionnant une religion et une culture politique contradictoires l'une de l'autre. La méthode est éprouvée : elle avait déjà produit l'hitléro-trotskisme, le social-fascisme, le judéo-bolchévisme. Voire, plus discret mais guère plus chimérique, l'anarcho-christianisme. Si l'islamophobie nous vient de loin, de l'arrivée de l'islam en Europe, au 8e siècle chrétien, l'islamo-gauchisme, pour être plus récent, a aussi une histoire, une naissance :  En 1920, ce sont les bolchéviks, au pouvoir depuis quelques mois à Petrograd mais confrontés dans toute la Russie à de puissantes résistances armées soutenues par les vainqueurs de la Grande Guerre (France, Grande-Bretagne, Etats-Unis, Japon), qui convoquent à Bakou un "congrès des peuples de l'Orient" où ils appellent eux-mêmes,  les représentants des peuples musulmans colonisés, au djihad... L'islamisme de l'époque est ainsi conçu comme un allié objectif de la révolution sociale, sans même que ceux qui le conçoivent comme tel aient la moindre sympathie pour lui, ni d'ailleurs lui pour eux.

L'"islamogauchisme" est donc une chimère produite par les "gauchistes" (en l'occurrence les bolchéviks...), non les islamistes. La progéniture actuelle de cette chimère (car il se trouve qu'une chimère peut-être féconde...) se fonde sur les mêmes présupposés absurdes qu'en 1920 : l'islam est la religion des opprimés, l'islamisme est une force révolutionnaire et un mouvement de masse. A quoi s'ajoute la sommaire proclamation que "les ennemis de nos ennemis étant nos amis", et l'extrême-droite étant islamophobe, il convient de mettre en veilleuse la vieille dénonciation de la religion comme opium du peuple.  L'islamo-gauchisme est une chimère, et la déconstruction de cette chimère est un travail sérieux, un travail de fond, un travail théorique, idéologique, qui nécessite bien plus que les piteuses polémiques à base de conception policière de l'histoire, dont la France est le théâtre, où les uns cherchent à prouver que l'université est devenue un bouillon de culture "islamo-gauchiste", et les autres qu'un vaste complot policier est ourdi contre d'innocents chercheurs animés de la seule volonté de faire progresser la connaissance des mouvements sociaux. Ni l'une ni l'autre posture ne permet de clarifier le rôle qu'on attend que l'université joue, et l'espace de liberté qu'on entend lui laisser, et laisser à ses chercheurs et ses enseignants. Parce que quand la ministre observe "que des gens peuvent utiliser leur titre et l'aura qu'ils ont pour porter des idées radicales ou militantes", elle ne fait pas que  produire une resucée de maccarthysme, elle témoigne d'une invraisemblable amnésie, s'agissant de toute l'histoire de l'université française, de la vieille Sorbonne cléricale à la Vincennes post-soixante-huitarde. Et quand cette amnésie sur l'histoire de l'université s'ajoute à la fois à l'amnésie sur l'histoire de l'"islamo-gauchisme" et au déni de la réalité idéologique de l'islamisme, ce n'est pas dans un débat qu'on entre mais seulement dans un dialogue de sourds ou un échange d'excommunications réciproques. 








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