Palestine : Qui a allumé le feu ?

Le réveil du Golem

Les roquettes des uns tombent sur Israël (le Hamas en a tiré des milliers), les missiles des autres tombent sur Gaza.  Les victimes, de part et d'autre, sont en nombre inégal, cette inégalité des morts traduit l'inégalité des forces militaires, mais manifeste que le recours à la force, fût-elle aveugle (des Palestiniens sont tués par les roquettes du Hamas, une agence de presse américaine est détruite par les missiles de Tsahal), est toujours la  seule option de chaque protagoniste. Et comme réponses de l'improbable "communauté internationale" et de l'"opinion publique", la routine  : des déclarations de tous les gouvernants et de toutes les grandes organisations internationales (sauf l'ONU...), appelant à la trêve, au calme, à la raison, à la désescalade, et des pétitions, des manifestations, des appels au boycott d'Israël... comme un air de déjà vu, déjà entendu, déjà ressenti, et notre même sentiment d'impuissance : à Gaza, en Palestine occupée, en Israël, des synagogues sont incendiées, un cimetière musulman subit le même sort, l'histoire semble se répéter, et avoir renoncé à le faire en farce pour le refaire toujours en tragédie. Ceux qui pourraient y mettre fin s'y refusent, et ceux qui le voudraient ne le peuvent. Ici, on manifeste, là-bas on meure. Et ceux qui tuent sont persuadés pouvoir tirer profit des morts du camp d'en face. Qui a allumé le feu ? Le Hamas, le Hezbollah, Netanyahu, l'extrême-droite israélienne ? Peu importe désormais, le feu allumé, les quatre l'attisent pour pouvoir régner sur leur pré carré, le Hamas à Gaza, le Hezbollah sur le Liban, Netanyahu sur Israël, l'extrême-droite israélienne sur le Mont du Temple, chacun n'ayant pour objectif que de montrer ses muscles et ses capacités de nuisance. Et de tuer.  Et de purifier son pré carré de la présence des autres. On aimerait n'entendre que des réactions rationnelles, des analyses objectives, des mises en perspective utiles à la compréhension du conflit, mais de ce conflit, quoi qu'ils en disent, les puissants se contrefoutent, et n'attendent que vienne, non la paix, sinon celle des cimetières, mais une sorte de pause, dont ils savent, ou devraient savoir, qu'elle ne serait qu'un bref sommeil de Golem.

Défendre les Palestiniens sans soutenir le Hamas, défendre les Israéliens sans soutenir Netanyahu

Régnant sur un bidonville, le Hamas a pris Gaza en otage. Régnant sur une démocratie décomposée et remise en cadeau à son extrême-droite, Netanyahu en a fait autant des arabes d'Israël. Et Israël se retrouve à devoir faire face à deux conflits en même temps, sans aucune stratégie ni pour l'un, ni pour l'autre : un conflit extérieur avec le Hamas, intérieur avec ses propres citoyens arabes (un cinquième de la population israélienne). Et nous (re)voilà nous posant  cette question : Comment  défendre les droits fondamentaux des Palestiniens et des Israéliens arabes sans soutenir le Hamas, et défendre les droits fondamentaux des Israéliens sans soutenir Netanyahu ? L'association israélienne "Standing Together" rend "le gouvernement responsable de ce qui se passe", et qui est "une politique délibérée". Comme celle du Hamas. Les pièces d'une fausse monnaie ont aussi deux faces.

Après les enfumages trumpistes et bibistes, les affrontements de ces derniers jours signent un retour du réel. Trump avait sorti de sa moumoute un "plan de paix et de prospérité" pour Israël et la Palestine, qu'il présentait comme le "plan du siècle", qui violait toutes les résolutions des Nations-Unies sur le conflit israélo-palestinien, qui entérinait toutes les colonies israéliennes de Cisjordanie et de la vallée du Jourdain, et ratifiait la proclamation de Jerusalem comme capitale "indivisible" de l'Etat d'Israël, en échange de quoi les Palestiniens se voyaient "offrir"un Etat palestinien avec une banlieue de Jerusalem, Abou Dis comme capitale, façon Pankow pour la RDA,  quelques territoires récupérés dans le désert du Néguev et 50 milliards de dollars à condition qu'ils reconnaissent le caractère "juif" de l'Etat d'Israël, qu'ils renoncent au droit au retour des réfugiés, cessent de verser des pensions aux familles de leurs prisonniers en Israël et désarment le Hamas. Ce plan ne témoignait que de l'envie du pouvoir étasunien de se débarrasser d'un problème et de pouvoir ignorer une réalité, en laissant le gouvernement de l'Etat d'Israël faire ce qu'il veut : trouver chez les monarchies arabes des partenaires les moins regardants possibles, priver les Palestiniens de leurs droits fondamentaux et de leur espace de vie (leurs terres, leurs maisons), les diviser, les transformer tous en quémandeurs d'aide internationale. Avec comme résultat qu'il n'y a plus, chez eux, que le Hamas comme force qui compte. Et seule à pouvoir se targuer de défendre les Palestiniens. Prétention exorbitante, mais nourrie par l'adversaire, et l'inanité des régimes "arabes".

L'Autorité Palestinienne n'a plus aucune autorité, le Premier ministre israélien, en procès pour corruption, n'a pas de majorité, la communauté internationale" n'a pas de position commune, et aucun des plans successifs proposés pour résoudre un conflit qu'on ne résout en fait qu'à croire insoluble n'a abouti à autre chose qu'à susciter des espoirs mourant avant le plan suivant : les Accords d'Oslo ne sont plus que cendres, l'Accord de Genève n'a été repris par aucun des protagonistes du conflit, la "solution à deux Etats" (Israël et la Palestine) est morte. Prendre en compte les droits de deux peuples, désormais constitués chacun en nation, dont l'un s'est doté d'un Etat mais pas l'autre, c'est forcément soit abolir l'Etat existant (celui d'Israël), soit constituer l'Etat encore inexistant (celui des Palestiniens arabes), soit imaginer, sur l'ensemble de l'ancienne Palestine mandataire, un espace sans Etat, où se fédéreraient des collectivités locales se dotant d'un minimum d'institutions communes, mais ne constituant pas pour autant un Etat au sens désormais normatif du terme. Le projet de l'"Accord de Genève", en 2003, que soutenait la Suisse, allait prudemment dans ce sens -il postulait tout de même l'existence d'un Etat palestinien, mais démilitarisé, à l'intérieur des frontières de 1967, et assemblant la Cisjordanie (sauf quelques colonies juives de la région de Jérusalem) et Gaza, avec un partage de Jérusalem (capitale des deux Etats, mais dotée de deux municipalités distinctes).

Créer un Etat juif fut ainsi, initialement un projet politique,  au même titre que les autres projets "nationalistes" exprimant la volonté d'autodétermination de peuples (ou de populations) dominées -un projet d'émancipation nationale comme un autre, n'était l'absence de territoire identifiable comme celui de la nation ainsi proclamée. Au départ, donc, le sionisme est un projet de normalisation politique du "peuple juif" qu'il constitue en nation : il n'y a plus de "peuple élu", il reste une nation à construire, au même titre que les autres -sauf qu'elle n'a pas de territoire dont elle puisse dire, comme les autres peuvent le dire, qu'il est le sien. Même fondé sur la transformation d'une religion comme fait de culture en facteur de culture, en critère de définition des membres de la nation, le sionisme originel est laïque, précisément en ce qu'il transforme un fait religieux en facteur politique : ce n'est pas parce que Dieu les a élus que les juifs ont droit à l'autodétermination, c'est parce que ce droit est un droit de tous les peuples -ce qui, forcément, signifie qu'ils sont désormais un peuple comme les autres. Ni plus, ni moins. A partir de quoi, le problème est celui de la concrétisation du droit à l'autodétermination nationale -et  donc, dans un monde organisé politiquement par les Etats, le droit d'une nation à "son" Etat.  Le nazisme s'imposant, ce projet politique devint un projet de survie des populations juives d'Europe -celui d'un Etat-refuge.  Mais pour Martin Buber, l'Etat d'Israël (comme tout Etat) est un golem. Un instrument aveugle et stupide créé pour défendre celui qui le crée. 

Les mots ont un sens, et ne sont pas interchangeables : décrire le conflit israélo-palestinien comme un conflit "juifs" et "arabes" est idiot, mais surtout malsain. Et identifier judaïsme et sionisme l'est tout autant. Une religion n'est pas une citoyenneté, une nation n'est pas une ethnie. Il y a des juifs antisionistes, et des sionistes chrétiens. Il y a des juifs arabes et des arabes chrétiens. Le sionisme est un projet politique, le judaïsme une religion et une culture. L'opposition à un projet politique relève du débat politique, la transformation d'une religion en race relève de l'imbécilité. Dans un cas, on est dans l'idéologie, dans l'autre on est dans la pathologie. Le projet politique sioniste est un projet nationaliste -ni plus, ni moins soutenable ou condamnable en soi que n'importe quel autre projet nationaliste. Dès lors, faire du sionisme une forme de racisme, comme une résolution de l'ONU le fit naguère, et comme on l'entend et le lit encore, est aussi stupide que faire de l'antisionisme une forme d'antisémitisme : tout nationalisme, et tout Etat créé par un mouvement nationaliste, peut trimballer du racisme (et du fondamentalisme religieux, si la nation se définit en référence en une religion).

En 1939, à Jerusalem, Martin Buber récuse le sionisme en ces termes  : "De toutes les assimilations que nous avons consommées, dans le cours de notre histoire, celle-ci, l'assimilation nationale, est la plus sinistre et la plus dangereuse". Cette assimilation nationale (nationaliste) n'était pas fondée sur la religion, mais sur l'histoire -elle faisait de la religion une légitimation historique.  La montée de la droite religieuse en Israël, sa conjugaison avec le nationalisme, le renforcement du lien entre la référence religieuse et la référence historique au fil des guerres depuis 1967, ont fait de l'occupation israélienne de la Palestine autre chose qu'une occupation "ordinaire" : la référence religieuse permet à l'occupant de s'affranchir en toute bonne conscience (et toute foi) du respect des lois et des décisions internationales. Israël dès lors s'accorde à lui-même le droit d'ignorer les résolutions de l'ONU : il ne se voit pas comme un Etat "normal", un Etat "comme les autres". Du coup, en face, dans le mouvement palestinien, la même évolution perverse se fait, en réponse ou en miroir, avec la même confusion du religieux et de l'historique.

Or si on sait comment tenter de "gérer" des guerres entre Etats. nul ne saura jamais gérer une guerre entre la Torah et le Coran. Et personne n'est en mesure d'imposer de l'extérieur un Edit de Nantes (ou un Accord de Genève) en Palestine... sinon les Israéliens et les Palestiniens eux-mêmes. Quand ils se seront débarrassés de leurs preneurs d'otages.


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