Sur nos moooonts, quand le soleeeeeil...

 

Autocélébration

Hier, la Suisse se célèbrait, sans grands rassemblements, pandémie oblige. Et nous disons bien « se célèbrait», et non « célèbrait sa fondation ». La plupart des autres Etats célèbrent lors de leur fête nationale un événement fondateur, exemplaire, symbolique, une date qui est un signe ou un passage. Une déclaration d'indépendance (comme, aujourd'hui, celle du Bénin, alors Dahomey), une prise de Bastille ou une Fête de la Fédération, un moment historique... Nous, non : il ne s'est rien passé le 1er août 1291, et la Suisse n'a été fondée ni en 1291 par un serment ni en 1307 par un pacte, mais en 1798 par une révolution et une constitution. Il n'y avait pas d'Etat suisse avant, rien qu'une addition de cantons et de bailliages. Et même si la République Helvétique ne tint que le temps qu'elle avait d'utilité pour la France à l'exemple et avec le soutien de qui elle avait été fondée, c'est bien de cette République morte en bas âge, et non d'un pacte moyenâgeux, que nous vient la Suisse qui se célèbre chaque année le 1er août depuis 130 ans, et fait de cette célébration un jour férié depuis qu'en a décidé une initiative des "Démocrates Suisses" (ex-Action Nationale) acceptée par le peuple et les cantons  : on ne va pas cracher sur un jour férié de plus, même proposé par un parti d'extrême-droite... Il nous fallait une Fête Nationale, comme aux autres, et il lui fallait bien une date. Alors pourquoi pas le 14 Thermidor, jour du basilic ?


Célébrer un pays qui n'existe plus dans un pays qui ne veut pas se voir tel qu'il est

 
Or donc, hier la Suisse se célèbre elle-même. Non telle qu'elle est, mais telle qu'elle veut se voir. Le 1er août, c'est la célébration d'une Suisse à jamais morte, à supposer qu'elle ait même jamais été vivante : la Suisse du «  peuple des bergers, libre sur sa terre » (haute et féconde). Une Suisse rupestre, alpestre, agreste. Tribale. La Suisse du hornuss, de la lutte au caleçon , du cor des Alpes, de la pierre d'Unspunnen , des combats de vaches d'Herens et des commissions municipales de naturalisation des métèques.


La Suisse se rêve comme village et n'aime toujours pas ses villes, mais le pays des Suisses change sans que les Suisses l'admettent : on est passé d'un pays de petites villes au milieu d'une grande campagne (de plaine ou de montagne) à un pays de villes encerclant des campagnes en partie protégées, et pour leur partie non protégée, grignotées par les villes. Les anciens espaces ruraux sont désormais peuplés  d'urbains fuyant les villes, et lorsqu'y résonnent encore le bruit des cloches du bétail ou le chant d'un coq, les nouveaux résidents portent plainte contre les derniers paysans...

« Ce que nous ne voulons pas, c'est le funeste mélange que l'on commence à voir autour de nos villes, à savoir ces villages à moitié urbanisés et ces centres à moitié villageois », écrivait Max Frisch en 1955... soixante ans plus tard, on y est, dans ces villes qui se nient comme telles et ces villages qui n'en sont plus... et c'est toujours sur le rêve d'une sorte de « ville campagnarde» que se construit un certain discours écologiste anti-urbain, rendant encore fragile la nécessaire alliance des écolos nostalgiques de la campagne d'antan et des urbains amants de la ville... La nostalgie rupestre, le stéréotype de la Suisse montagnarde, le rêve sam'suffiste, teinté d'une couche d'écologisme pour classes moyennes, ont concouru à l'étalement périurbain, bouffeur d'espace, dévoreur de terres agricoles, multiplicateur de déplacements pendulaires... et de votes à droite (pour résumer : les villes centre, peuplées de locataires se déplaçant en transports publics, votent à gauche, leurs couronnes résidentielles peuplées de propriétaires se déplaçant en bagnole votent à droite, et entre les deux prospèrent les populismes xénophobes...

Alors, braves gens qui hier soir firent exploser vos pétards, expédiez vos fusées, allumiez vos lampions : vous célébreriez ce 14 Thermidor un événement qui n'a jamais eu lieu et un pays qui n'existe plus, dans un pays qui ne veut pas se voir tel qu'il est, ni dans le semi-continent où il se trouve... Une fois par an vous avez bien le droit à ces illusions. Et ne vous désespérez pas qu'on ait cette année renoncé, dans votre commune, au feu d'artifice : le 1er août en est bien un en lui-même. Mais au lendemain de cette fête nostalgique, la réalité nous rattrapera  : elle ne nous offre jamais que le choix de nous y soumettre ou de la changer.

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