La classe, la moyenne, la réalité sociale


La rue et le fantôme

Samedi, on manifestait à Genève. Qui, "on", et pourquoi, pour qui ? Entre autres, pour les travailleuses et les travailleurs de la construction et pour l'amélioration de leurs salaires, de leurs conditions de travail, la défense de leur santé et de leur sécurité; pour les vendeurs et les vendeuses du commerce de détail, et contre la volonté de les faire travailler trois dimanches par année, et une heure de plus tous les samedis; pour les infirmières et les infirmiers, et pour l'initiative revalorisant leur profession, leur formation, leur recrutement, leurs salaires. Samedi, on a manifesté à Genève pour ce qu'en des temps que les moins de soixante ans n'ont pas connu on appelait le "prolétariat". Ou la "classe ouvrière", si l'on veut bien donner du mot "ouvrier" une définition plus large que celle d'un homme producteur de biens marchands concrets. Le prolétariat, la classe ouvrière. Dont on ne parle plus. Et pas de la "classe moyenne", dont on ne cesse de parler. Samedi, c'était la réalité sociale qui était dans la rue, pas un fantôme.

Les "agents dominés de la domination"

Un mot creux résonne dans presque tous les discours politiques (y compris à gauche), comme un élément de discours obligé : la "classe moyenne". Ce serait quoi, cette fameuse "classe moyenne"  ? Toutes celles et tous ceux qui ne sont ni riches, ni pauvres ? Qui rêvent d'être riches et ont peur d'être pauvres ? Cela ferait beaucoup de monde. Beaucoup trop pour en faire une classe. Et beaucoup trop pour se situer autour de quelque moyenne que ce soit.

L'Office fédéral de la statistique lui consacre quelques études, à cette hypothétique "classe moyenne" (résumé sur https://www.bfs.admin.ch/bfs/fr/home/statistiques/situation-economique-sociale-population/bien-etre-pauvrete/classe-moyenne.html). Et elles ne nous avancent pas beaucoup. Va-t-on définir la "classe moyenne" en fonction du revenu brut ou disponible moyen (ou médian), dans une fourchette de 70 % à 150 % de ce revenu moyen  ? Une hypothétique"classe moyenne" définie par son revenu, et non sa situation dans l'organisation sociale, comprendrait toutes les personnes ou tous les ménages dont le revenu brut se situerait, grosso modo, entre 5000 et 10'000 francs par mois pour les personnes, entre 7500 et 15'000 francs par mois pour les ménages. Cet agrégat statistique flou ne définit  évidemment pas une classe (moyenne ou non), d'autant que la majorité des ménages suisses moyens ne disposent pas de ce revenu brut, et moins encore d'un tel revenu disponible moyen (la moyenne est tirée vers le haut par les revenus les plus élevés)*.

Et si on se contentait de définir cette classe qui n'en est pas une comme l'ensemble des personnes (ou des ménages, peu importe) dont les ressources propres couvrent les besoins, par distinction de deux autres ensembles, celui des personnes (ou des ménages) qui ne peuvent couvrir leurs besoins par leurs propres ressources, et ont donc besoin de la solidarité (l'aide sociale), voire de la charité, pour survivre, et celui des personnes (ou des ménages) dont les ressources couvrent non seulement les besoins, mais aussi les envies, et permettent une épargne, une thésaurisation, des investissements ? une telle définition n'a certes rien de scientifique, mais nous permet au moins de nous extirper du fatras rhétorique nimbant les références, voire les appels, à la "classe moyenne". Pierre Bourdieu la définissait comme celle des "agents dominés de la domination", dans une position intermédiaire entre les classes dominantes et les classes dominées (entre la bourgeoisie et le prolétariat, pour parler comme au XIXe siècle). Mais ce n'est pas ainsi que ceux qui s'en réclament la définissent, ou que la définissernt des gens qui ne pourraient s'en prétendre si on s'en tenait à une définition objective de ce qu'elle est, s'en réclament tout de même, comme ce candidat à la succession d'Angela Merkel à la tête de la CDU, Friedrich Merz, cadre dans un fonds d'investissement américain, avec un revenu annuel d'un million d'euros et deux jets privés... et s'autoproclamant de la "classe moyenne"...

Le sociologue Alain Accardo assure (dans le "Monde Diplomatique" de janvier 2020") que "le combat contre le système capitaliste est toujours aussi, en quelque manière, un combat contre une part de soi-même, contre le petit-bourgeois opportuniste qui sommeille en chacun, prêt à s'éveiller à l'appel des sirènes". Et si c'était lui, l'incarnation de la "classe moyenne", ce "petit bourgeois opportuniste" ? La "classe moyenne", en effet, ne se mobilise, ne se radicalise, que par la peur de son déclassement -de sa prolétarisation. Et cette radicalisation peut se faire aussi bien sur la gauche radicale que sur la droite extrême, ce qui en fait la base idéale des populismes, qui peuvent paradoxalement flatter le petit-bourgeois en le rabaissant, en l'identifiant à "ceux d'en bas", aux "laissés pour compte", aux "perdants", en le rassurant sur lui-même, en le convainquant d'être la victime parmi  d'autres d'une conspiration des puissants, des élites, de gouvernements de l'ombre, du Protocole des Sages de Sion, de profiteurs et de pervertisseurs d'un système qui sans ces comploteurs serait fondamentalement bon mais qu'ils rendent fondamentalement mauvais. Cela produit Trump, Orban, Bolsonaro ou Salvini. Et, à défaut de produire une "classe moyenne", produit un électorat qui s'en réclame. Ou un lectorat qui s'en contente. Et des politiciens qui s'en nourrissent.

*Le revenu moyen des ménages suisses était de 10'114 francs par mois en 2018, le revenu disponible moyen des ménages moyens (soit de 2,2 personnes) de 6'984 francs par mois en 2017 selon l'Office fédéral de la statistique : c'est ce qui restait du revenu brut moyen après paiement des dépenses obligatoires : impôts, assurances-maladie, autres assurances sociales, pensions alimentaires. La plus grande partie du revenu disponible est consacrée au logement et à ses charges (1463 francs). Suivent les transports (742 francs -les ménages moyens ont une bagnole...), la nourriture et les boissons (636 francs), l'hôtellerie et la restauration (579 francs) les loisirs et la culture (577 francs). Et les ménages moyens ont épargné 1428 francs par mois. Soit  l'équivalent de la rente AVS entière versée à des centaines de milliers de retraités... qui auront besoin des prestations complémentaires pour survivre.

Commentaires

Articles les plus consultés