Grisélidis Réal, 1929-2005. Ecrivain, peintre, prostituée

 

Lire la prodigieuse

On n'a pas manqué, à Genève, d'être informés des réactions de rejet qu'a suscités la proposition de la Ville, acceptée par le canton, de rebaptiser un tronçon de rue des Pâquis (où, sinon ?) "rue Grisélidis Réal". Avec sans doute, sur la plaque de rue, cette précision qui figure déjà sur sa tombe, au cimetière des Rois (à deux pas de celle supposée de Jean Calvin) : "écrivain, peintre, prostituée". Ce qu'elle avait elle-même inscrit sur la porte de son appartement, rue de Berne. Grisélidis nous a quittés il y a dix-sept ans. Et elle nous revient ces jours. Avec le grand article qui lui a été consacré dans le supplément du "Monde", samedi dernier ("la putain prodigieuse"), et avec deux livres à paraître  dans dix jours : l'hommage qui lui rend Nancy Huston («Reine du réel. Lettre à Grisélidis Réal»), NilLEditions),et l'anthologie que publiera les éditions Seghers, "Chair vive". Grisélidis revient. Et elle revient de loin. Et son retour nous ravit. Lisez là !


Ecarter les jambes devant un micheton ou baisser la tête devant un patron

Prostituée, dealeuse, taularde, écrivaine, peintre, mère, épouse, amante : ce n'est pas un curriculum vitae, c'est ce que fut Grisélidis Réal, "l'un des humains les plus lucides, joyeux, généreux et courageux à avoir foulé la surface de cette planète", écrit Nancy Huston, qui ne cache pas l'avoir, tout d'abord, détestée. Pour littéralement et littérairement, tombée en amour d'elle.

Aimée, adulée même, par quelques uns et quelques unes, elle fut détestée de beaucoup d'autres. Qu'elle même s'était mise à détester. Ainsi des féministes des années septante : "pires que le pire des clients". Défenseuse des prostituées, elle n'était pas défendue par elles. Elle en fut pourtant quelque chose comme la syndicaliste. "Une pute se fait payer, c'est un travail d'utilité publique, désagréable mais nécessaire à la société". C'est sans doute pour cela, d'ailleurs, que la prostitution est légale à Genève depuis 1942 (et que Calvin déjà la tolérait). Mais Grisélidis ajoutait "la prostitution est un acte révolutionnaire", et elle-même s'était autoproclamée "putain révolutionnaire". Le qualificatif avait choqué les autres putains, le substantif les autres révolutionnaires. Il nous souvient que, dans les années quatre-vingt, Grisélidis avait demandé à adhérer... au Parti socialiste. Et que nous avions accepté son adhésion. Et que cela avait fait hurler les féministes historiques du parti, ferventes abolitionnistes, et pour qui se revendiquer comme prostituée était une provocation. Devant cette levée de boucliers, elle avait renoncé à être des nôtres. Nous ne renonçons pas à le regretter.

"Nous sommes là pour soulager les souffrances de l'humanité, au fond de la poubelle sociale et en première ligne du mal-être sexuel des prolos et de l'aliénation du mariage". Presque un siècle avant elle, Louise Michel déjà reliait mariage et prostitution : femmes de mauvaise vie et fiancées innocentes, putes et oies blanches, sont toute objets de convoitise et de consommation sexuelles : "les belles filles du peuple sont vendues dans la rue, les filles des riches sont vendues pour leur dot. L'une la prend qui veut; l'autre, on la donne à qui veut. La prostitution est la même".

La prostitution est, et reste, surtout l’Idealtype du salariat : la prostituée ne se vend pas elle-même, ni ne vend son corps : elle vend le temps pendant lequel elle se laisse, et laisse son corps, à la disposition de son client. Libéraux en tout, et cohérents en leur libéralisme, les Pays-Bas en ont tiré la conclusion logique que « les femmes doivent pouvoir choisir librement de se prostituer », comme les travailleurs de se salarier : « le droit à l’autodétermination dont jouit tout homme ou femme adulte indépendant qui n’a été soumis à aucune influence illégale, implique le droit pour cette personne de se livrer à la prostitution et de permettre qu’une autre personne profite des revenus qu’elle en tire ». Que ce « droit » soit illusoire, ce raisonnement injurieux de la réalité sociale, et volontairement ignorant des rapports de domination qui sont à la base de la prostitution (comme du salariat) importe peu à ceux qui le tiennent : la cohérence du raisonnement est idéologique ; elle ne tient pas à son rapport au réel, mais à son rapport à un prédicat théorique, lui-même idéologique, celui du libéralisme et de la construction théorique d’un « individu  indépendant », soumis à aucune autre contrainte que celle d’un choix totalement libre. La prostituée est réputée libre de se prostituer, comme le salarié de se salarier. Dans sa brutale clarté, ce prédicat idéologique s’oppose certes au principe réputé universel selon lequel le corps humain est inaliénable, mais il s’y oppose en révélant la formidable hypocrisie de la proclamation de ce principe par les forces mêmes (politiques, sociales, économiques, idéologiques, religieuses) qui fondent leur domination sur l’aliénation du corps (puisque du temps). Inaliénable, le corps de la prostituée ? Ni plus, ni moins, que celui du salarié. Ce qui dans la prostitution la rend « incompatible avec la dignité et la valeur de la personne humaine » est ce que tout salariat implique -et nous ne voyons pas mieux que Grisélidis qu’il y ait plus d’indignité à vendre son temps en écartant les jambes devant un micheton qu’à le vendre en baissant la tête devant un patron.

Ce débat, le retour de Grisélidis, dix-sept ans après sa mort, le rouvre. La prodigieuse putain révolutionnaire ne repose donc au Panthéon genevois que pour en faire une tribune, faire du cimetière des Rois un cimetière des Reines ? De l'une, en tout cas, elle, en sa tenue de reine :

"J'habille mes yeux de poudre noire
Mon cul d'acrylique
Mes ongles de vernis couleur sang
Et mes seins nus de rock'n roll"

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