Macron et Le Pen à la chasse aux électeurs de Mélenchon

A gauche toute !

"La France est face au scénario du pire", éditorialisait lundi "Le Courrier" : Marine Le Pen "est en mesure de l'emporter le 24 avril prochain", au second tour de la présidentielle, en s'appuyant sur le socle des 32,3 % de suffrages xénophobes totalisés (entre Le Pen, Zemmour et Ducon Gnangnan) au premier tour. "Nous sommes face à un choix de civilisation", a prêché Le Pen après sa sélection comme challenger du président sortant. Un choix de civilisation ? Peut-être, mais entre quelles civilisations ? En tout cas, un choix machiavélien entre le pire et le moindre mal. En attendant d'en connaître l'issue, on observe que les deux candidats se livrent à une chasse effrénée aux voix de gauche. Parce que si la gauche a perdu le premier tour et est absente du deuxième, ses électeurs, eux, ne se sont pas évaporés. Et que les deux adversaires du tour final en ont besoin. Ainsi, Macron a, dès le soir du premier tour, assuré qu'il était "prêt à inventer quelque chose de nouveau pour rassembler" autour de lui. Prêt à "enrichir" son projet sur l'écologie. A reculer sur sa réforme du système de retraite. A créer un "impôt de guerre" sur les grandes entreprises pour redistribuer du pouvoir d'achat. A constituer, une fois élu et à défaut d'avoir pu reconstituer un front républicain pour assurer son élection, un gouvernement d'union républicaine. Encore un peu et il proposera un programme commun aux socialistes, aux communistes et aux écologistes. Et un programme de transition aux trotskystes.


Parfaire la banalisation de Le Pen par la détestation de Macron ?

Il n'y aura pas de "front républicain" face à Le Pen. Du moins pas vraiment. Le "front républicain", c'est le rassemblement, face à une candidature jugée contraire aux valeurs de la République, de toutes les autres candidatures, de tous les autres partis, de gauche et de droite. Cela vient de loin, des années trente du XXe siècle, face aux ligues fascistes. Mais cela a toujours été plus pratiqué à gauche qu'à droite, jusqu'à l'être unilatéralement par la gauche, sans réciprocité. On n'en est plus là. On n'est plus  en 2002, quand les trotskystes et Bruno Mégret mis à part, tous les candidats battus, à commencer par Lionel Jospin, avaient appelé à voter pour Jacques Chirac -qui avait écrasé Jean-Marie Le Pen dans les urnes, avec plus de 80 % des suffrages.

Lors des manifestations anti-Le Pen de samedi, un peu partout en France (qui n'eurent d'ailleurs pas eu l'ampleur de celles qui avaient réagi à la présence d'un autre Le Pen au deuxième tour de la présidentielle de 2002), le mot d'ordre était bien "contre l'extrême-droite et ses idées, pas de Marine Le Pen à l'Eysée", mais la conclusion logique de ce "pas de..." manquait. Cette conclusion logique, c'est l'appel à voter Macron, comme il y eut un appel à voter Chirac. Le choix, pourtant, est simple. Binaire. A somme nulle : c'est l'un ou l'autre. C'est Macron ou Le Pen. Le "front républicain" n'est pas tout à fait mort, mais il est singulièrement affaibli. Le maire Vert de Grenoble, Eric Piolle, assure que "les castors feront barrage", en ajoutant "mais ils sont fatigués". Et les antifas sont sur une position "niniste" : "Ni Le Pen ni Macron". Qui alors, puisqu'il ne reste que ces deux-là ? Le "ninisme", en mettant Le Pen et Macron sur le même plan, parfait la banalisation de la première par la détestation du second.

Il a manqué 400'000 voix à Mélenchon pour passer devant Le Pen. C'est la moitié des suffrages qui se sont portés inutilement sur le candidat communiste, les deux tiers de ceux qui se sont portés plus inutilement encore sur la candidate socialiste. Mélenchon n'est cependant pas innocent de ce manque à voter pour lui: en octobre, il professait que l'"union avec Anne Hidalgo ou Fabien Roussel n'aurait pas de sens" pour conclure en janvier que "ce n'est pas d'union qu'on a besoin, c'est de clarté et de mobilisation populaire". Résultat : un deuxième tour Macron-Le Pen. Appeler clairement à voter pour Macron ? Mélenchon, décidément, ne s'y résout pas : il se contente d'appeler à ne pas voter pour Le Pen, ce qui est bien la moindre des choses, mais laisse la porte ouverte à l'abstention, au vote blanc, au vote nul, et donc à l'affaiblissement de Macron face à Le Pen.

Un collectif de plusieurs centaines d'artistes refuse, dans un appel à voter pour Emmanuel Macron parce que c'est le seul vote qui compte face à Marine Le Pen, de "renvoyer dos à dos un gouvernement démocratique et le Rassemblement national". Une centaine de responsables de lieux culturels font écho à cet appel en appelant, eux aussi, à voter pour Macron, contre "un monde clos, mortifère, subjugué par le fantasme identitaire". "On n'essaie pas Marine Le Pen !", résume Ariane Mnouchkine : "on n'essaie pas le fascisme aussi déguisé, aussi masqué soit-il". Car Le Pen a réussi à faire oublier qu'elle est bien une candidate d'extrême-droite, en ce sens qu'elle est bien candidate sur un programme d'extrême-droite. Elle ne parle pas de "grand remplacement" ? Elle parle de "submersion migratoire", ce qui revient rigoureusement au même. Le modèle de Le Pen, c'est toujours Orban, Trump et Poutine. La stratégie doucereuse de la candidate posant avec ses chats dissimule un programme de rupture avec ce qui constitue la tradition républicaine française, mais aussi avec la place actuelle de la France en Europe : sous prétexte d'empêcher l'immigration de "modifier la composition et l'identité du peuple français", comme si cette composition et cette identité n'étaient pas le fait d'un mélange entre populations indigènes et immigrée, Le Pen interdire un emploi privé, un logement, une aide sociale aux étrangers, abolir le droit du sol dans l'acquisition de la nationalité française, restreindre le droit d'asile jusqu'à presque l'abolir... et avec tout cela, un programme assumé de négation de l'enjeu climatique. 

Les différents candidats du premier tour n'ont d'ailleurs que fort peu, à l'exception de Jadot et Mélenchon, abordé cet enjeu, et moins encore celui de l'effondrement de la biodiversité, et personne ou presque ne les y a incité dans la campagne, dans les débats, dans les entretiens à la télévision, à la radio, dans la presse. La campagne du premier tour a été dominée par un enjeu, le pouvoir d'achat, qui a repoussé à la marge tous les autres, y compris les plus fondamentaux et perçus comme tels par les Françaises et les Français. A en croire les sondages, le dérèglement climatique était l'une de leurs deux ou trois préoccupations majeures -mais les trois quarts des suffrages se sont portés sur des candidates et des candidats dont les programmes était, au mieux, sans ambition sur cette question, voire l'ignoraient totalement -ou, pire, encore, se proposaient d'aggraver encore la situation. Ainsi Marine Le Pen propose-t-elle un moratoire sur les énergies renouvelables, le démontage des éoliennes existantes, la baisse de la TVA sur l'essence, la sortie de la France du "marché" européen de l'électricité... 

L'enjeu du pouvoir d'achat a d'ailleurs aussi éclipsé l'enjeu le plus dramatique, la guerre en Ukraine et ceux qui lui sont liés (le rôle de la France dans l'OTAN, l'absence de politique européenne de défense, les relations avec le régime russe) et les enjeux les plus révélateurs de l'état de la France (comme l'état du système de son système de santé et de son système éducatif). Or la question du pouvoir d'achat, en réalité, se pose pour les plus pauvres et les moins riches -pas pour les revenus et les fortunes supérieurs : globalement, le pouvoir d'achat des français a augmenté -mais il n'a augmenté qu'en moyenne (de 294 euros par personne et par an pendant le quinquennat) et cette augmentation cèle de profondes inégalités. Se retrouver avec le pouvoir d'achat comme enjeu prioritaire, c'est ne pas poser la question sociale. Ne pas parler des inégalités. Nier les classes.

Une élection est une désignation de responsables politiques pour l'avenir immédiat -et celle-là, pour les cinq ans à venir. Deux ans de plus que le délai imparti par le GIEC pour prendre les mesures minimales nécessaires pour que le monde reste vivable. "Je viens de choisir de voter Macron, c'est un crève-coeur", a confié l'écrivaine Annie Ernaux, quelques jours après avoir avoué qu'elle hésitait. Un "crève coeur", peut-être. Mais sans doute surtout un acte de raison. De raison, pas de résignation. Parce qu'une fois l'élection passée, une fois Le Pen écartée, le vrai travail politique va commencer, celui que résumait il y a une vingtaine d'années le philosophe italien Paolo Flores d'Arcais : "la sinistra in Europa non è da rinnovare, o da ricostruire, o da ripensare, o da ricomporre, ma da inventare. Radicalmente e dacapo".

Cela valait et vaut toujours pour la gauche, cela vaut désormais aussi pour la démocratie elle-même, et pour les libertés, et pour les droits fondamentaux.

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