Consommation de viande : Passer de la posture à l'action

Comme nul ne l'ignore plus dans la République (et au-delà), l'Assemblée générale des Verts genevois a décidé d'imposer à ses élus, actuels et futurs au Grand Conseil et au Conseil d'Etat, de ne plus consommer de viande en public (en cachette, ils peuvent toujours). Cette décision a suscité tellement de contestation interne et de ricanements externes qu' une nouvelle assemblée générale devra reprendre le débat et tenter de produire une décision qui soit à la fois cohérente avec le programme et les valeurs du parti, et publiquement défendable. Et les Verts ont raison de le reprendre, ce débat, parce qu'il porte sur un vrai projet de société, et donc un vrai choix politique : le refus de l'élevage et de l'abattage industriel, de la surconsommation de viande, de la maltraitance des animaux. La décision prise et qui fait tant ricaner ne donne à cet enjeu qu'une réponse hypocrite, qui tient de la posture : on  interdit de manger de la viande en public mais à l'abri des regards, en famille ou entre amis, on peut s'en goinfrer. Et la même assemblée qui a imposé l'interdiction de manger de la viande a refusé d'interdire l'alcool... Les Verts genevois vont donc reprendre le débat, parce qu'il le mérite. Et qu'il mérite d'être conclu par des actes et des propositions politiques : après tout, c'est cela qu'on attend d'un  parti politique...

Se souvenir de ce qu'on mange quand on mange de la viande

Les deux chambres du parlement fédéral ont refusé à la fois l'initiative pour l'interdiction  de l'élevage intensif des animaux de boucherie, et le contre-projet que voulait lui opposer le Conseil fédéral. L'initiative propose l'interdiction, dans un délai de 25 ans, de l'élevage intensif en Suisse. Les opposants à cette interdiction n'ont guère eu à objecter qu'elle ferait augmenter les prix de la viande, et le tourisme d'achat hors-frontière, sans réduction de la consommation de viande. Des objections bien en-deça de l'enjeu. On peut donc exiger la fin de de l'élevage et des abattoirs industriels, le soutien aux petits élevages d'animaux à l'air libre, disposant d'une alimentation plus naturelle et plus saine, au développement de fermes sans élevage, à la consommation de viande produite localement, on peut proposer de taxer les importations, de réduire l'offre de viande dans les repas proposés par les institutions publiques ou parapubliques, encourager l'achat de viande dans les boucheries ou à la ferme... Le prix de la viande peut augmenter puisque si sa consommation se réduit, cette augmentation serait supportable même pour les consommateurs les plus modestes : les Suisses, mangent trop, et trop souvent, de viande,  comme tous les Européens -sauf les végétariens, végétaliens et vegans, soit 5 % de la population (6,5 % des femmes, 2,5 % des hommes). En cinquante ans, la consommation annuelle mondiale de viande est passée de 23 kilos par personne en 1961 à 43 kilos aujourd'hui, et la tendance ne devrait pas s'inverser. Or non seulement cette consommation moyenne est excessive (et la consommation réelle dans les pays les plus riches plus excessive encore), mais elle est nuisible à l'environnement : la production animale pour la consommation alimentaire représente 15 % de toutes les émissions humaines de gaz à effet de serre, il faut 15 kilos de céréales et 15'000 litres d'eau pour produire un kilo de viande... En Suisse, la consommation quotidienne de viande se situait en 2014 à 111 grammes par personne (119 grammes en Romandie, 116 grammes au Tessin, 106 grammes en Alémanie) : trois fois plus que ce qui est recommandé. On peut donc en manger trois fois moins (200 grammes par semaine et par personne adulte suffisent), et de la meilleure. 

Et puis, la question posée par notre consommation de viande, telle qu'elle est actuellement dans nos pays, dépasse l'enjeu de la santé de l'environnement et de la santé des individus humains, et tient d'une interrogation philosophique (qu'on nous pardonne ou pas, peu nous chaut, ce pas de côté, ou vers le haut)  : que consommons-nous quand nous consommons de la viande ? Car nous, ici, aujourd'hui, ne savons plus vraiment ce qu'est un animal (un autre animal que l'humain...), et ce que signifie le tuer  pour le consommer (ce que les animaux prédateurs, eux, savent). Le boeuf, le lapin, le poulet, le mouton que l'on mange, nous, qui ne sommes plus des chasseurs-cueilleurs paléolithiques, ne l'avons pas tué nous-mêmes, ni vu tuer. Et on ne le voit pas dans ce que l'on consomme de lui, ces morceaux emballés sous plastique.

Que nous soyons  carnivore, omnivore, végétarien ou végane, nous raisonnons en humains, nous définissons en tant qu'humains les relations des humains aux autres animaux. Nous sommes donc forcément anthropocentristes, que nous l'admettions ou non: l'antispécisme même est une philosophie humaine... qui étend à tous les êtres "dotés de sensibilité" des droits que les humains s'accordent à eux-mêmes, y compris celui de parler au nom (voire à la place) des autres animaux, de se préoccuper de leur sort, de les sauver du massacre de l'abattage industriel. Et de renoncer ou non à les consommer. Et d'encadrer cette consommation  par des normes sociales et culturelles arbitraires : ici, en "Occident",  on mange du boeuf et du mouton, du poulet, du lapin et du porc (sauf si on se l'interdit par tradition religieuse), mais on trouve scandaleux qu'ailleurs, en "Orient", on mange du chien ou du chat. Sur quoi, sinon sur des coutumes, des habitudes, des traditions -bref, de la culture, repose cette distinction entre animaux qu'on a le droit de manger et animaux qu'on n'a pas le droit de manger ? Ou sur les jours où on a le droit d'en manger et les jours où on n'en a pas le droit ? Ou sur les modes d'abattage autorisés, voire imposés, et ceux interdits ?

"Nous avons transformé les animaux en marchandise, et pour que cela passe bien auprès des consommateurs, nous avons accompagné ce processus d'une "désanimalisation" complète", observe le généticien Denis Duboule. Ce qui sort d'un abattoir industriel est bien de la viande, mais ce qui y était entré n'était plus un animal, plus rien qu'une matière première. Dont on fera une marchandise. Qu'on surgèlera. Qu'on emballera sous plastique. Qu'on vendra comme n'importe quelle autre marchandise : du papier-cul, du dentifrice, de l'herbe à chat... Pour que les citadins puissent se souvenir que ce qu'ils mangent quand ils mangent de la viande n'est rien d'autre que des cadavres d'animaux qui furent vivants, peut-être faudrait-il  rétablir les abattoirs au coeur des villes, avec le cortège des animaux qu'on y conduit, avec des rigoles de sang le long des rues et des abats sur le trottoir. 

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