L'hommage de Genève à Sébastien Castellion : Il était temps !

Hier, à deux pas du Collège Calvin, la Ville de Genève a dévoilé une plaque épigraphique à la mémoire de Sébastien Castellion (1515-1563), humaniste et théologien protestant, régent du Collège de Rive, traducteur de la Bible et dénonciateur de la condamnation à mort de Michel Servet par les autorités genevoises, sur recommandation, de Jean Calvin. C'est ce Castellion-là qui est sorti de l'ombre. De l'ombre, pas de l'oubli : Il fut évoqué par Montaigne, Voltaire, Michelet, Stefan Zweig. Genève rend donc hommage à Castellion presque 500 ans après sa réfutation de la justification par Calvin de la mise à mort de Servet pour hérésie. Il nous a bien fallu alors rappeler que Servet n'avait pas été condamné par Calvin, ni exécuté sur ordre de Calvin, mais condamné par les autorités politiques de Genève, et exécuté sur leur ordre. Elles avaient besoin d'une référence théologique, besoin de s'appuyer sur une autre autorité que politique, une autorité religieuse personnelle, mais ce sont bien elles, les autorités politiques de la République, qui ont jugé, condamné et brûlé vif Michel Servet pour hérésie. Et c'est ainsi que se répartissaient (mais pourquoi le dire à l'imparfait ?) les compétences entre l'idéologue et le magistrat : l'idéologue dit ce qu'il faut faire mais ne le fait pas, le magistrat fait ce que l'idéologue lui dit de faire, qu'il pourrait ne pas faire mais fait tout de même, tant est grande sur lui l'emprise de l'idéologue... Qui est coupable, qui est complice, de celui qui dit et de ceux qui font ?

Sur la vie et l'oeuvre de Sebastien Castellion, on vous recommande  la présentation par Etienne Barilier de la première traduction française de la réponse de Castellion à Calvin, "Contre le libelle de Calvin", édité chez Zoé en 1998. Et tout athée qu'on soit, on vous recommande aussi  sa traduction de la Bible : Castellion y  invente à la fois une langue et une méthode de traduction, des mots et une approche : sa Bible en français ne ressemble à aucune autre, ni plus ancienne, ni plus récente...

"Briser des têtes, ce n'est pas dissiper les ténèbres"

C'est à Calvin que s'adresse Castellion dans sa réponse au libelle publié par Calvin pour justifier sa qualification de Servet comme hérétique, et fournir au pouvoir séculier l'argumentaire de la mise à mort de Servet. C'est à Calvin que répond Castellion, parce que, écrit-il, "L'autorité de Calvin est aujourd'hui très grande"-cette autorité, que Castellion aurait voulu qu'elle soit "plus grande encore" s'il lui avait vu "un esprit doux et miséricordieux". Calvin n'est ni le juge, ni le bourreau de Servet, il est la caution de ce juge et de ce bourreau, et des dirigeants politiques de Genève, qu'il admonestait en ces termes , qu'on se félicite que leurs successeurs d'aujourd'hui aient oubliés  : "un gouvernement qui néglige la religion est un gouvernement mutilé. Et les magistrats qui ne s'occupent que des affaires publiques et ne songent pas à faire observer le culte divin, sont de passifs avortons". Mieux vaut, en effet, entendre les conseils de Castellion que ceux de Calvin...

Quand Calvin parle au gouvernement de Genève comme Torquemada à celui de Castille, Castellion nous parle comme Erasme. Mais que nous dit aujourd'hui cet homme du XVIe siècle ? Il nous dit que les fins de Calvin, la Réforme, étaient justes, mais pas les moyens utilisés pour les atteindre. Et que la fin ne justifie pas les moyens : "Affirmer sa foi, ce n'est pas brûler un homme, c'est bien plutôt se faire brûler" pour elle. Et que face à Calvin, c'est Servet, brûlé vif, qui est vainqueur. Et là, Castellion rejoint Las Casas, dénonçant la violence contre les Amérindiens, et Voltaire, dénonçant la persécution de Calas.  Il nous dit aussi que "la meilleure doctrine est celle qui rend les hommes meilleurs", pas celle imposée par le doctrinaire le plus fort. Et que Servet ayant "combattu avec des arguments et des écrits, il fallait le combattre par des arguments et des écrits".

On ne fera pas de Castellion un fondateur de la laïcité : il n'est ni le petit père Combes ni Antoine Carteret. Et pas non plus Spinoza, même s'il l'annonce, même s'il affirme que l'ordre légitime, c'est celui où le "pasteur s'occupe des âmes, et le magistrat des corps", pas "celui qui traîne les âmes devant le magistrat", comme Calvin le recommanda pour Servet, et "prive le pasteur de son office et pervertit l'ordre tout entier". C'est déjà la séparation de l'église et de l'Etat, si ce n'est pas encore la laïcité, et c'est la séparation de l'église et de l'Etat sous la forme donnée par Matthieu : "Payez donc à Cesar ce qui est à Cesar, et à Dieu ce qui est à Dieu" (c'est la traduction de Castellion). Castellion est un homme du XVIe siècle, il n'en est pas encore à la laïcité, mais il en est déjà à l'oécuménisme : on est entre chrétiens, et entre chrétiens, on ne doit pas se tuer, mais se parler. Se disputer, et la dispute, elle se fait entre positions opposées. Le XVIe siècle, ce n'est pas seulement la Saint-Barthélémy, c'est aussi la dispute entre théologiens protestants et catholiques. Castellion, comme Montaigne, comme Erasme, comme Henri IV, prône la tolérance -mais entre chrétiens, pas avec les juifs et les musulmans, moins encore avec les athées. Il faut tolérer les hérésies et combattre les blasphèmes : on est au XVIe siècle, et au XVIe siècle, ce qui nous paraît aujourd'hui infirme, était profondément subversif. C'était profondément subversif qu'écrire : "ceux qui veulent contraindre les hommes à la foi sont comme celui qui voudrait introduire de force, à l'aide d'un bâton, de la nourriture dans la bouche d'un malade qui s'y refuse"...

Et puis, et enfin, Castellion, c'est aussi celui qui se demande "Est-ce que nous ne quitterons jamais les ombres de la loi, pour venir à la lumière ?"... mais comment convaincre les fous de Dieu de notre temps de déposer les couteaux, les kalachnikovs ou les ceintures de bombes ? En leur  expliquant que "tuer un homme ce n'est pas défendre une doctrine, c'est seulement tuer un homme", et que "briser des têtes, ce n'est pas dissiper les ténèbres", ce qui renvoie délibérément à la devise biblique de la République qui allait le condamner à mort : "Post Tenebras Lux" ?

Cette devise est toujours celle de notre République. Or le 11 juillet prochain, un homme vivant à Genève depuis dix ans sera peut-être renvoyé dans le pays qu'il avait fui, parce qu'il est journaliste et bouddhiste, et que le régime de ce pays n'aime ni les journalistes, ni les bouddhistes. Et ce n'est pas Calvin dont on pourrait rendre coupable de ce renvoi, ni les autorités genevoises de la République protestante d'il y a 500 ans, mais les autorités genevoises du canton laïc de 2022.

Et là, on ne sait plus si c'est Castellion qui était en avance sur son temps, ou si c'est notre temps qui a reculé jusqu'à en revenir au sien.

Commentaires

Articles les plus consultés