14 juillet : la France en clair-obscur
L'histoire tel que l'Etat la conte...
On connaît la phrase de Gramsci
(on la connaît même si bien qu'on la sert à toutes les sauces,
mais la comprend-on ?) : "Le vieux monde se meurt, le nouveau
monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent
les monstres". Gramsci parle de son temps et de son monstre :
celui du fascisme. Nous sommes sans doute, à nouveau, dans un
"clair obscur", entre chien et loup -mais qui sont nos
monstres ? Poutine ? trop commode... Et, puisque nous sommes le 14 juillet, qui fut un
jour révolutionnaire avant que d'être dévalué en fête
nationale par une république bourgeoise, quelle Bastille
prendre pour qu'un peu de lumière dissolve les monstres ? Des
deux tours de sa présidentielle aux deux tours de ses
législatives, et avant son défilé militaire rituel de jeudi,
la France n'a, ces derniers temps, guère donné d'une telle
lumière, lors même qu'elle
aime à se voir comme un pays de révolutions et les
Français comme un peuple indocile. L'Etat a d'ailleurs fait
d'une insurrection la fête nationale -autrement dit : la fête
de la Nation, comme si cette insurrection, celle du 14 juillet
1789, n'avait pas été, précisément, une insurrection de la
Nation contre
l'Etat lui-même, ou plus précisément encore, pour parler comme
Pierre Clastres, de la société contre l'Etat ? Politiquement,
l'histoire est toujours un
conte quand elle est écrite par les pouvoirs en place...
Contestation partout, révolution nulle part...
Les élections législatives
françaises ont accouché d'un parlement sans majorité absolue
pour l'un ou l'autre des camps en présence. Le président
Macron, réélu un mois avant que son camp perde la majorité
absolue dont il disposait, y voit un "fait nouveau", d'autres
parlent de crise. Admettons, mais en prenant le mot crise en
son sens originel, hippocratique, que rappelle la philosophe
Myriam Revault d'Allonnes : le moment d'une maladie où on en
guérit ou on en meurt. Le moment politique, donc, ou une
situation conflictuelle se résout et instaure une autre
situation politique, ou aboutit à une catastrophe -comme en
Allemagne, en 1933. Myriam Revault d'Allonnes rappelle aussi,
tout aussi pertinemment, que la démocratie est un régime qui
non seulement admet le conflit, mais même le présuppose : il
n'y a pas de démocratie sans clivages et sans désaccords, pas
de régime démocratique sans forces politiques adversaires.
Sans doute négocie-t-on, propose-t-on des synthèses, des
compromis, des contre-projets, et arrive-t-on souvent à les
faire accepter, mais jamais cette acceptation ne fait
disparaître le conflit, puisque la démocratie s'en nourrit,
parce qu'il est au coeur de la politique, qu'il n'y a pas de
politique sans conflit, et que le refus d'assumer le conflit
est un refus d'admettre l'existence d'un champ politique
autonome du champ économique et du champ social
Revenons donc à la France, comme
exemple de conflictualité politique : "Quand la moitié de
l'opinion s'abstient ou vote pour des antisystèmes, il faut
réviser la Constitution", déclare dans "Le Monde" (du 29
avril) la constitutionnaliste Marie-Anne Cohendet, qui se
prononce pour la mise en place d'un référendum d'initiative
citoyenne", le référendum étant "l'expression directe de la
volonté du peuple", "la procédure la plus démocratique qui
soit, en particulier lorsqu'il s'agit d'une initiative
populaire, mais à condition qu'elle ne remette pas en cause
les droits de l'homme et en particulier la liberté et
l'égalité", et qu'elle ne résume pas à un plébiscite
(littéralement, décision de la plèbe) imposé et manipulé d'en
haut, comme les deux plébiscites bonapartistes de 1799 et
1852. "La France n'est pas prête pour la démocratie directe"
estimait en revanche, le 8 mars dans "Le Temps" le ministre
des Relations avec le parlement, Marc Fesneau : les
référendums doivent être réservés "aux sujets engageant la
souveraineté nationale ou à la modification des grands
équilibres constitutionnels". La France n'est pas la Suisse :
elle est trop grande et trop "binaire", trop conflictuelle en
politique pour être "au point pour la démocratie directe".
Est-elle alors "au point" pour un bon vieux parlementarisme ?
A entendre nombre de commentateurs tous plus sagaces les uns
que les autres, pas vraiment : ils
s'effraient d'un retour au parlementarisme que tous ses voisins
pratiquent, et qu'elle-même a pratiqué pendant la 1ère, la
troisième et la quatrième de ses cinq Républiques -la première
ne pratiquant même que cela, avec un parlement souverain -la
Convention. Les élections législatives ont-elles accouchées
d'une "crise" ? Si on en veut une, peut-être, mais sinon elles
n'ont accouché que d'un parlement plus représentatif du paysage
politique réel que tous les parlements précédents, et notamment
de celui élu en 2017, où trois partis (France Insoumise, Front
National, Verts) représentant ensemble plus de 40 % des
électeurs actifs n'avaient obtenu que 4,5% des sièges. Le
politologue Loïc Blondeau résume, avec pertinence : "qu'Emmanuel
Macron n'ait pas une Assemblée à sa main, qu'il soit obligé de
construire une majorité composite -voire qu'il soit confronté à
une majorité hostile, cela nous ramènerait aux origines de la Ve
République", quand De Gaulle, d'abord Premier ministre, puis
président, n'avait pas à sa botte de parti de majorité absolue
au parlement. Macron, réélu président, peut continuer à présider
-mais sans majorité absolue au parlement, il ne peut plus régner. La
France serait-elle redevenue une République ?
La Constitution de la Ve République semble être la
grande méconnue de ce débat : elle a certes été conçue par
Michel Debré pour être à la main de De Gaulle, mais elle est
beaucoup moins rigide qu'on croit, et multiplie les garde-fous
institutionnels. Cette constitution est un couteau suisse, elle
a toutes les lames nécessaires pour éviter à la fois, même si elles font du président le
personnage central du système, le présidentialisme
sans contrôle (les dernière législatives le prouvent, qui ont
ramené Macron sur terre) et le parlementarisme sans limite. Le
président est, théoriquement, un arbitre qui ne gouverne pas,
même s'il nomme le chef du gouvernement. Quant au gouvernement,
il dispose de l'article 49.3 de la Constitution, qui permet de
soumettre à l'Assemblée, une fois par session, et pour le
budget, un projet dans un vote sans débat, et le président
dispose du droit de provoquer un référendum, et de dissoudre
l'assemblée et de convoquer de nouvelles élections. Ces trois
instruments, toutefois, sont fortement contestés et leur usage
même n'est pas sans danger : si le projet soumis au vote selon
l'article 49.3 est refusé, le gouvernement tombe, si le
référendum aboutit à un refus de ce que propose le président,
celui-ci est considérablement affaibli (De Gaulle avait
démissionné après le référendum perdu de 1969) et la réelection
de l'Assemblée après dissolution peut aboutir à une défaite
électorale de la coalition présidentielle (c'est ce qui était
arrivé à Jacques Chirac).
Mais ce qui vient d'être décrit,
c'est seulement le cadre institutionnel. Le cadre social et
politique est beaucoup plus large, et contient plus de
radicalités -mais beaucoup d'entre elles sont impuissantes...
"Macron, démission !", clamaient les "Gilets Jaunes". Mais que
changerait la démission de Macron au système qui a produit
Macron ? La rue aurait fait chuter un président, mais pas ce
dont il est le représentant, comme d'ailleurs la majorité du
parlement si on additionne les élus macronistes et ceux de la droite
traditionnelle : Emmanuel Macron est
le chantre d'une pensée moderniste, et déjà obsolète,
dépassée -celle qui célèbre le progrès, l'innovation, la
technologie, le libre-échangisme, la mondialisation. Et
fait totalement l'impasse sur le culture. En temps
d'urgences climatiques et sociales, les premières toutes
nouvelles, les secondes ressurgissant du passé, le
fétichisme technologique et le culte de l'innovation sont
le comble de l'obsolescence idéologique. Une sorte de
resucée d'Auguste Comte.
Que les classes populaires retirent-elles de la mondialisation capitaliste ? Elles en retirent leur éloignement, social et géographique, leur mise à l'écart de "là où ça se passe" (pour reprendre l'expression du géographe Christophe Guilluy), de là où sont les pouvoirs réels -politiques, économiques, sociaux, culturels : "la première carte des rond-points des "gilets jaunes (était) un copier-coller de la France périphérique". Mais Guilluy parle des "classes populaires", pas de cette hypothétique, fumeuse, indistincte "classe moyenne", qui après tout ne renvoie qu'à l'intégration à la machine économique quand elle intégrait, qu'elle "faisait société". Les nouvelles classes populaires sont précisément celles que la machine économique n'intègre plus, celles qui sont aux franges, à la marge de la société, sans en être encore exclues mais craignant plus que tout de l'être et que la société n'ait plus besoin d'elles. Celles et ceux qui en font partie ne demandent pas un changement de société, mais de pouvoir rester dans la société existante. Dès un mouvement comme celui des "gilets jaunes" aurait pu rester être durable : "les "gilets jaunes, nous avons pour cent ans", prophétisait Guilluy. Comme on a eu pour plus de cent ans avec le mouvement ouvrier "traditionnel", et pour la même raison : la volonté d'intégration sociale. Volonté satisfaite par l'action du mouvement ouvrier, de ses syndicats, de ses partis. Or les syndicats et les "gilets jaune" ne se sont jamais vraiment rencontrés : dès ses débuts, le mouvement a rencontré la méfiance des syndicats, d'autant qu'il mobilisait des gens qui n'avaient le plus souvent jamais pris part aux luttes syndicales, et que s'y côtoyaient salariés et petits patrons, et qu'on y entendait des propos xénophobes voire racistes, homophobes, sexistes. Pour autant, le mouvement ne s'y résumait pas, et il semblait naturel qu'une alliance se fasse entre lui et les syndicats, même s'il s'agissait d'une alliance entre des organisations structurées et un mouvement spontané. Cette alliance, on le sait, ne se fit pas. Et ce sont les syndicats qui y perdirent le plus : dans (ou derrière, le soutenant) le mouvement des "gilets jaunes", il y avait des catégories sociales qui avaient déserté le mouvement syndical et auquel il était devenu aussi étranger qu'elles leur étaient devenues étrangères, à lui : les chômeurs, les précaires, les petits indépendants...
Cela posé, les syndicats et les "gilets jaunes" ne se sont jamais vraiment rencontrés, les "Gilets jaunes" et les intellectuels n'ont pas fait mieux, et les premiers ont dû se contenter, à quelques exceptions intellos près (comme Michel Onfray ou Jean-Claude Michéa) de Franck Dubosc, de Brigitte Bardot, de Pierre Perret,de Patrick Sebastien et de Michel Polnareff. Il est vrai que le prestige des intellectuels n'est plus ce qu'il était du temps des Sartre, Foucault, Barthes...
Le mouvement s'est d'ailleurs essoufflé dans le même temps où il s'est fragmenté, éparpillé, chaque catégorie et, dans la fonction publique, chaque corporation, se mobilisant pour elle seule -jusqu'à ce que la pandémie dissolve toutes les mobilisations, et que Macron lance un "grand Débat national" et une "Convention citoyenne sur le climat", qui auraient pu être des espaces nouveaux de participation citoyenne, et de débat hors du cadre parlementaire, mais dont il a fait un usage d'écran de fumée. Le mouvement des Gilets jaunes n'attendaient d'ailleurs pas de réponses de ce genre : ce fut, à l'origine,un mouvement du monde rural et suburbain (les "territoires" sans réseaux efficaces de transports publics, à forte densité d'habitats individuels, et donc particulièrement frappés, désavantageusement, par la hausse des textes sur les carburants). Au fil des semaines, le mouvement a essaimé dans les petites et moyennes villes, sur fond de colères multiformes, et avec une base sociale essentiellement formée de la "classe moyenne inférieure". Ce mouvement s'inscrit dans un paysage national creusé de profondes inégalités territoriales et sociales, les unes aggravant encore les autres.
Il n'y avait pas
de potentialité révolutionnaire dans le mouvement des
"gilets jaunes", et il n'y a en pas non plus dans la
nouvelle alliance de gauche, la NUPES, qui a pris ses aises
dans les ors institutionnels -quitte à déposer une motion de
censure qui n'est guère qu'une motion de posture, et a été
massivement rejetée par un parlement où pourtant le gouvernement est
minoritaire. Il y
a cependant, partout en France, de la colère, un refus des
réformes
imposées d'en haut, des lois dictées par la présidence. La
contestation est partout, si la révolution n'est nulle part,
et cette contestation manifeste une énergie et une volonté
politiques collectives qui finiront bien par trouver un
chemin, ou le tracer s'il n'existe pas encore -et c'est
peut-être là le seul point commun du juillet 1789 et du juin
2020. De toute façon, les premiers à être surpris par une
révolution, ne sont-ce pas les révolutionnaires eux-mêmes ?
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