Réduction du temps de travail : On ne lâche rien. Même en vacances.

 Les écoles sont en vacances. Et nous ? Nos agendas s'allègent, nos horaires se dissolvent, on peut se poser quelque part un verre à la main, sur une terrasse, au bord d'un chemin, sans portable à portée de main, sans rendez-vous urgent, sans séance de travail, de commission, de parlement. On peut -mais le fait-on ? C'est en tout cas le moment idéal, dans l'année, où parler du temps de travail et de sa réduction. Sans doute peut-on en parler à d'autres moments, en parler constamment même, et lasser nos interlocuteurs de notre parlure, mais là, ici et maintenant, on peut tout de même en parler sans autre enjeu que celui de rappeler quelques idées, quelques projets, quelques principes... ainsi aura-t-on fait des vacances, contre l'étymologie, autre chose qu'un vide. L'enjeu est toujours, s'agissant du temps de travail, le même : le réduire. On ne lâchera rien. Même en vacances.

Ce mouvement par lequel les dépossédés du temps en reprennent possession...

En 1883, dans la prison de Sainte-Pélagie où il était détenu, Paul Lafargue rédigea ce qui deviendra la préface à la deuxième édition de son "Droit à la paresse". Et il posait ainsi ce qui, pour lui, était la tâche des socialistes révolutionnaires : "recommencer le combat des philosophes et des pamphlétaires de la bourgeoisie; ils ont à monter à l'assaut de la morale et des théories sociales du capitalisme; ils ont à démolir, dans les têtes de la classe appelée à l'action, les préjugés semés par la classe régnante; ils ont à proclamer, à la face des cafards de toutes les morales, que la terre cessera d'être la vallée de larmes du travailleur". Vaste programme, qu'on s'autorise à faire nôtre. Et d'entre ces "préjugés semés par la classe régnante" et ces morales de "cafards", il y a le préjugé et la morale qui aboutissent à la perte du temps libre pour en faire un temps de travail déterminé par d'autres que celles et ceux qui le font. Et donc, d'entre les tâches des socialistes (révolutionnaires ou non), il y a la réduction de ce temps perdu -la réduction du temps de travail.

Pour la gauche, pour les syndicats, l'enjeu est considérable :  il s'agit de défendre les travailleurs avant les emplois, le "travailler moins pour travailler tous", les personnes avant le travail, dans un monde où les usines ne sont plus des bâtiments, des lieux spécifiques de production, mais où comme Toni Negri en avait eu l'intuition, les villes sont devenues usines à la place des usines. De cette évolution, deux identités sortent en lambeaux : celle du travailleur et celle du citoyen.

La dépossession du temps est aujourd’hui le seul critère concevable de la prolétarisation. Sont  prolétaires toutes celles et tous ceux dont le temps personnel -le temps de vivre, le temps d’aimer, tout le temps dont on peut ou pourrait déterminer soi-même l’affectation et modifier la durée subjective- est déterminé par d’autres, et qui sont ou se sont privés de la possibilité de déterminer eux-mêmes le rythme subjectif et le contenu objectif de leur temps, cédant ainsi à ces « autres » le pouvoir d’en modifier la durée et la valeur réelles. A contrario, les dirigeants ou les potentats sont ceux qui organisent et déterminent le temps des autres, en se gardant de laisser à d’autres le pouvoir de déterminer leur propre temps personnel -ce qui d’ailleurs ne signifie pas que leur temps personnel ne soit pas aliéné, mais seulement (si l’on peut ainsi écrire) qu’il n’est pas aliéné à quelqu’un d’autre mais à quelque chose d'autre -un pouvoir, une machine, une entreprise...

Le temps est une force de production -sans doute la plus importante, celle dont l’appropriation est, socialement et politiquement, la plus déterminante, la plus porteuse de pouvoir, et la plus provocatrice d’inégalités. Le salariat est le système même par lequel l’individu est dépossédé du temps, par l’échange illusoire du temps contre de l’argent (illusoire dès lors que l’on ne peut jamais recouvrer le temps vendu, et que ce temps vendu est toujours, irrémédiablement, du temps perdu), et par la transformation du temps en valeur d’échange.

Une année de salarié est égale en temps à une année de patron, une année de mendiant à une année de trader, une année de chômeur à une année de rentier –mais si le temps est le même, les moyens de le vivre sont incomparables, quantitativement (en ressources matérielles) et qualitativement (en pouvoir sur sa propre vie). Il va  en outre sans dire que le « temps libre » octroyé pour son plus grand profit par le capitalisme aux travailleurs n’est pas plus libre que le commerce que les transnationales laissent encore faire aux petites entreprises, et que ce « temps libre » n’a pour nous strictement aucun intérêt, d’autant qu’en fait de « liberté » il ne s’agit que celle d’une consommation accrue, souvent compulsive, des marchandises produites par les industries du tourisme, du spectacle et des media, grandes captatrices du temps salarié de « leurs » travailleurs.

Socialement, la révolution n’est désormais plus rien d’autre que le mouvement par lequel les dépossédés du temps en reprennent possession, et dépossèdent les maîtres du temps de leur maîtrise. La révolution n’est plus une prise de pouvoir, elle est une prise du temps. Elle n’est plus un changement du régime de propriété, elle est la revendication d’une propriété privée, personnelle, absolue, intransmissible du temps individuel. Elle n’est plus un renversement des dirigeants en place, elle est la volonté qu’il n’y ait plus du tout, plus jamais, de dirigeants du temps personnel des autres.  Le temps du travail salarié pourrit tout le reste du temps, en continuant à le déterminer lors même que l’on passe désormais apparemment moins de temps sur son lieu de travail qu’ailleurs, du moins quand le lieu de travail et l’ « ailleurs » ne se confondent pas purement et simplement. L’ « ailleurs » du travail aliéné est aliéné par ce travail, qui produit tout ce que le travailleur consommera lorsqu’apparemment il ne travaillera pas ou plus : les industries des loisirs, du tourisme, du spectacle, des media, n’exploitent ni n'aliènent pas moins le travail que les autres industries, et le travailleur consommateur des produits de ces industries ne consomme jamais que le travail qu’elles ont exploité et aliéné.

Le travail subsistant (le travail nécessaire à la production de la plus-value, dans des conditions données, par une technologie donnée) restera toujours excessif, si réduit qu’il paraisse, tant qu’il sera celui d’un travail pour le capital : vouer en une semaine 32 heures à  un patron (public ou privé, peu importe), c’est encore  lui vouer 32 heures de trop, mais ce serait déjà, dans nos pays, lui en vouer trois, sept, dix heures de moins. Ne serait-ce pas "toujours ça de pris" ?



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