Des avions de combat contre la démocratie ?

 


"Non" aux F-35 : l'initiative a abouti. Reste à la faire voter...

L'initiative lancée par le Groupe pour une Suisse sans armée, et soutenue par le PS et les Verts contre l'achat par la Suisse d'avions de combat américains F-35, a été déposée le 16 août avec 120'000 signatures, six mois avant le terme du délai de dépôt des signatures. Ce dépôt a été avancé parce que le Conseil fédéral et les partis de droite veulent finaliser l'achat contesté avant même que le peuple ait pu se prononcer : la conseillère fédérale Viola Amherd veut acheter le F-35 en septembre déjà, alors que les contrats n'expirent qu'en mars 2023. En février, elle assurait pourtant vouloir "attendre la fin des débats sur l'initiative pour signer les contrats"... Mais avec l'aide de Poutine, l'aval du Conseil des Etats et le soutien de la droite, elle s'apprête aujourd'hui à les signer sans attendre. Et le PLR, le Centre, l'UDC et même les Verts libéraux n'y voient aucun inconvénient, arguant de l'acceptation de justesse (50,1 % de "oui") de l'achat d'avions de combat par le peuple il y a deux ans. De l'achat d'avions de combat, pas forcément de F-35. Détail, pour ceux qui, comme le centriste grison Martin Candinas clament que "vouloir corriger une décision populaire, c'est à la limite de la démocratie" (le peuple n'a pourtant cessé de le faire dans ce pays, de l'octroi des droits politiques aux femmes à l'adhésion à l'ONU...) et qui, comme le PLR, marmonnent que"le respect de la volonté du peuple fait partie de la démocratie directe". Certes, mais encore faut-il que l'on donne à cette volonté et à ce peuple l'occasion de s'exprimer. Or les majorités politiques, gouvernementale et parlementaire, suisses n'en ont s'agissant de l'achat des F-35, aucune intention. Bref, avant même de pouvoir débattre pour convaincre le peuple de soutenir notre initiative, il va falloir combattre pour contraindre le gouvernement et le parlement de la soumettre en votation.

La démocratie semi-directe, une pratique à la tête politique du client ?

Rappelons donc de quoi il est question, sur quoi on votera peut-être, si nos maîtres condescendent à nous en laisser le droit -et, le rappelant, nous aurons rappelé du même coup pourquoi ils vont tout tenter précisément pour nous en priver, de ce droit :  le Conseil fédéral et la majorité du parlement veulent doter l'armée suisse d'avions furtifs d'attaque sur territoire ennemi (des F-35 américains) alors que la Suisse a besoin d'un avion de police aérienne de son propre territoire.

On n'a aucune garantie que le prix des F-35 soit fixe, de gros doutes pèsent sur les coûts d'entretien de l'avion, qui avaient été présentés comme son atout décisif au moment de son choix : il était supposé coûter deux milliards de moins que son plus sérieux concurrent, sur trente ans d'utilisation, et l'argument avait étouffé tout autre critère, notamment le critère politique, qui aurait favorisé l'achat d'un avion européen (le Rafale français ou l'Eurofighter allemand), la France ayant fait à la Suisse une offre fiscale d'une valeur de 3,5 milliards de francs, dont il n'a pas été tenu compte. Officiellement, aux six milliards du coût d'achat de 36 avions ne devaient s'ajouter que 9,5 milliards de coût d'utilisation. Sauf que ce chiffre a toujours été contesté, sur la base de l'expérience de l'utilisation du F-35 par les USA, et que l'enveloppe pour l'achat des F-35 a gonflé d'un milliard en moins d'un an : lors du débat sur l'initiative contre l'achat d'avions de combat, elle était de cinq milliards. Elle est aujourd'hui de six milliards. Le Contrôle fédéral des finances s'est saisi du dossier : il exprime ses doutes sur la véracité des chiffres, tant ceux de l'achat de l'avion  que de son coût d'utilisation. La Conseillère fédérale Viola Amherd a toujours affirmé que le prix d'achat du F-35 est ferme, et que ses coûts d'utilisation sont fixes pendant dix ans ? Le Contrôle des finances rectifie : il n'y a pas d'assurance d'un prix d'achat fixe et les coûts d'entretien sont incertains, les documents légaux font mention, à la fois et contradictoirement, de prix fixes et de prix estimés, les coûts d'exploitation ne sont qu'estimés, et non garantis, et ajoute qu'aux USA ils avaient été sous-estimés. Finalement, le gros navion de Viola Amherd devrait coûter dans les 23 milliards.  Dans le même temps où l'enveloppe pour l'achat des gros navions se gonflent, celle des affaires compensatoires (les compensations que l'avionneur doit investir en Suisse) s'est vidée de 700 millions, en passant de 3,6 à 2,9 milliards.L'avionneur américain et l'entreprise suisse d'armement Ruag négocient la possibilité, non garantie, d'effectuer l'assemblage final de quatre F-35 en Suisse, pour sauver une centaine des presque 500 emplois voués actuellement à l'entretien des vieux F/A18 et Tiger de l'armée suisse, mais en mars, ArmaSuisse avait annoncé que les avions seraient assemblée d'abord aux USA, puis, pour 24 d'entre eux, en Italie...

Il se passe quelque chose d'assez curieux, autour de l'initiative contre les F-35. Une sorte d'épidémie d'amnésie frappant la droite politique et les majorités gouvernementale et parlementaire. L'oubli d'une pratique constante des droits politiques en démocratie (semi)directe : celle de votes répétés sur les mêmes enjeux, ou des enjeux fort voisins. Pour les partisans de l'avion américain, l'initiative serait coupable de faire revoter sur une proposition déjà acceptée par le peuple. Mais outre que c'est factuellement faux , ce l'est plus encore historiquement. Car on ne cesse, dans ce pays, de voter plusieurs fois sur le même objet -et encore ne serait-ce même pas le cas ici, puisqu'en septembre 2020, le peuple ne s'est prononcé que sur le principe et le crédit d'achat d'un nouvel avion de combat, pas sur le modèle de cet avion (il avait pourtant pu le faire, en 2014, lorsqu'il avait refusé d'acheter des "Gripen").  En 1986, les Suisses refusaient d'adhérer à l'ONU, seize ans plus tard ils votaient pour y adhérer. En 1989, les Suisses refusaient d'abolir l'armée, ils revotaient douze ans plus tard pour le refuser encore. Et combien de fois a-t-il fallu que les Suisses votent pour qu'enfin les Suissesses aussi puissent voter (et que Viola Amherd puisse être conseillère fédérale) ? Pour qu'une assurance-maternité soit instaurée ? Et même la droite qui refuse aujourd'hui  de "revoter sur les avions de combat" propose de revoter sur d'autres objets, quand ça l'arrange :  en avril, le président de l'UDC suisse et celui du PLR vaudois  proposaient de "revoter sur le nucléaire"... dont les Suisses avaient voté la sortie... Et le 25 septembre prochain, le peuple se prononcera bien sur un projet de contre-réforme du système de retraite qui contient deux mesures phares refusées en votation populaire il y a cinq ans : le report d'un an de l'âge de la retraite des femmes et la hausse de la TVA. Alors quoi ? On peut voter plusieurs fois sur le même enjeu quand ça arrange la droite, mais pas quand la gauche le demande ? La démocratie semi-directe, c'est une pratique à la tête politique du client ?

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