125e anniversaire du premier congrès sioniste
Piqûre de rappel historique
Avant-hier, le
président de l'Etat d'Israël, Isaac Herzog, s'est rendu à
Bâle pour célébrer le 125e anniversaire du premier congrès
sioniste. Ce fut l'occasion pour les défenseurs des droits
des Palestiniens de dénoncer la politique israélienne
d'annexion, de colonisation, d'"apartheid" (littéralement,
en afrikaaner dans le texte, de mise à l'écart de
populations). Mais ce peut être aussi l'occasion, au-delà
des idées reçues et des slogans, de rappeler ce qu'est,
historiquement et politiquement, le sionisme : un projet
politique né dans l'ambiance de l'Affaire Dreyfus et de la
découverte consternée par des intellectuels juifs ("juif" ne
désignant évidemment rien d'autre ici qu'une communauté, ou
un héritage, de culture religieuse) de la permanence de
l'antisémitisme en Europe, pas seulement dans des terres
traditionnelles de pogroms mais même dans le "pays des
Droits de l'Homme", la France dont la révolution avait fait
des juifs (et des protestants) des "citoyens comme les
autres" en inventant une citoyenneté laïque... et qui avec
l'"Affaire Dreyfus" vivait la résurgence du vieil
antisémisme séculaire. Le sionisme initial est un projet
national, ou nationaliste, au sens où ce qualificatif
désignait dans l'Europe de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle
(l'"Etat des Juifs" de Herzl date de 1896) des mouvements
d'émancipation nationale, transformant des populations
dominées en nations revendiquant leur droit à
l'autodétermination.
Soyons antisionistes comme le sont les anarchistes : par antinationalisme, pas par antijudaïsme
Le projet sioniste de créer un Etat pour une "nation" proclamée par le mouvement politique qui défend ce projet, n'aurait rien de fondamentalement différent des autres projets nationaux de son temps, si la nation qu'il faisait exister politiquement (une nation n'existe jamais a priori, mais seulement lorsqu'un mouvement politique la fait exister et parle en son nom) n'était sans territoire défini, était en diaspora, et ne se constituait que sur une communauté de culture religieuse. Le sionisme proclame la naissance d'une nation juive et le droit de cette nation à se doter d'un Etat , on est dans le mouvement des nationalités, mais on y est étrangement, avec la proclamation d'une sorte de droit idéel, sans matérialisation territoriale. Le droit à l'audodétermination nationale des Irlandais ou des Polonais s'inscrit sur un territoire, mais l'Etat résultant du droit à l'audodétermination nationale des juifs, où l'installer ? Les fondateurs du sionisme n'avaient pas à ce sujet d'idées bien arrêtées. L'Etat des juifs aurait pu être installé n'importe où (et d'ailleurs l'URSS stalinienne en créa un en pleine Sibérie, le Birobidjan... avant de reconnaître, et d'armer, le tout nouveau Etat d'Israël confronté à ses voisins arabes), mais il s'installa en Palestine. Comme si la Terre Promise de la Bible était toujours promise, comme si un mythe religieux donnait un droit politique, en concrétisant un droit à l'autodétermination (celui des juifs) dans l'ignorance volontaire (et partagée avec les pouvoirs arabes voisins) des droits de la population palestinienne. Herzl, pourtant, était parfaitement conscient que la Palestine n'était pas une "terre sans peuple".
"Dès ses
origines, le mouvement sioniste était le contraire
de la solution révolutionnaire de ce qu'on appelait
"la question juive". Produit direct du capitalisme
européen, il visait non le bouleversement d'une
société qui avait besoin de persécuter les Juifs,
mais la création d'une entité nationale juive qui
serait à l'abri des aberrations antisémites du
capitalisme décadent; non l'abolition de
l'injustice, mais son transfert. Ce qui constitue le
péché originel du sionisme, c'est d'avoir toujours
raisonné comme si la Palestine était une île
déserte. (...) Le succès du sionisme, et
corollairement la création de l'Etat d'Israël, n'est
qu'un avatar du triomphe de la contre-révolution
mondiale. Au "socialisme dans un seul pays" pouvait
faire écho "justice pour un seul peuple" et "égalité
dans un seul kibboutz". (...) Les Juifs recréaient
alors pour eux tout ce dont ils étaient victimes :
le fanatisme et la ségrégation", écrivait, en
octobre 1976, trois mois après la plus grande
victoire militaire de l'Etat d'Israël,
l'Internationale Situationniste.
A partir du moment où la montée du
nazisme rendait illusoire le vieux projet
"intégrateur", laïc et républicain, que défendait
le puissant mouvement socialiste hégémonique dans
toute la judaïté d'Europe centrale et orientale,
le Bund, le sionisme a représenté la seule réponse
audible à la persécution. Pour autant, Israël n'a
pas été constitué comme Etat par des intégristes
religieux, mais par des laïcs, issus pour la
plupart d'organisations socialistes (voire
communistes, les antisémites ne s'étant de leur
côté jamais privés d’exécrer en même temps "le
juif" et le "bolchévik") même ). Le "Bund"
socialiste est une source de l'Etat d'Israël, même
s'il n'était pas sioniste jusqu'à la Shoah... Il
fut "à la source d'Israël" dans la mesure où il
était le creuset d'un "socialisme des juifs" d'où
est sorti le parti travailliste... même si son
recrutement ashkénaze l'a rendu étranger une bonne
partie des sépharades, et même si le "socialisme
des juifs" ne se réduit pas au Bund, mais comprend
toutes les tendances, toutes les cultures, tous
les projets socialistes, y compris ceux qui
récusent le sionisme, et ceux qui, comme Martin
Buber, le veulent nettoyer de tout nationalisme,
et ne conçoivent Israël que comme étant à la fois
"moins et plus qu'un Etat"...
Etre antisioniste après
1948, ce n'est pas l'être comme on l'était
avant, comme l'était la gauche juive l'était
jusqu'en 1933). Dès lors que s'est concrétisé,
par la création de l'Etat d'Israël, le projet du
sionisme, comme mouvement politique nationaliste
revendiquant un Etat pour le peuple, ou la
nation, au nom de qui il parlait, l'antisionisme
n'a plus aucune pertinence en soi, à moins d'en
faire l'expression particulière d'un
antinationalisme général, ou d'en revenir au
temps où le projet dominant dans les milieux
politiquement organisés de la population juive
d'Europe (notamment au sein du Bund) était celui
de l'intégration "républicaine" dans les nations
existantes et l'intégration politique dans leur
mouvement ouvrier et socialiste... c'était
d'ailleurs aussi la position de Bruno Bauer,
pour qui l'affranchissement des juifs impliquait
de "sortir des barrières de la religion", alors
que Marx se contentait de recommander aux juifs
de combattre pour une société rejetant toute
religion d'Etat et garantissant la liberté
religieuse. Bref, être antisioniste aujourd'hui
n'a de sens que si l'on est aussi
antinationaliste (ce qui ne signifie d'ailleurs
nullement la négation ou la détestation de la
nation, mais celles de sa confusion avec la
race, l'ethnie, la tribu... l'Etat). Le
sionisme a réalisé son projet : il y a un Etat
juif. Cet Etat est à la fois une donnée des faits,
une réalité, et une normalité : on ne peut en
exiger l'abolition que si on est aussi prêt à
exiger l'abolition de l'Etat en tant que tel -et
partout où il y en a un. Cet antisionisme
comme un anti-nationalisme et
anti-étatisme n'a dès lors plus rien à
voir avec de l'antisémitisme (il y a
d'ailleurs, encore, un sionisme
antisémite, qui a pour projet de "se
débarrasser des Juifs en les envoyant tous
en Israël")...
Nous sommes antisionistes ? Fort bien. Mais alors, soyons-le alors comme le sont les anarchistes : par antinationalisme, par anti-étatisme, pas par antijudaïsme. Car ce nationalisme-là, le sionisme, n'est ni meilleur ni pire que n'importe quel autre, et un antisionisme confondant dans la même détestation Israéliens et juifs n'est précisément que de l'antijudaïsme. C'est-à-dire, pour user de la vieille épithète dont l'extrême-droite se faisait gloire jusqu'en 1945, de l'antisémitisme.
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