Charles III, sur le trône d'un pays dévasté par la crise

Le totem et la girouette

La reine d'Angleterre est morte le jour du Jeûne Genevois. On n'y verra aucune intention particulière, pas plus que dans une retraite définitive  prise à l'âge de 96 ans pour laisser sa place à un jeunot de 73 ans (il aura au moins eu le temps de se former): fasse le ciel brumeux des îles Britanniques que cela ne donne pas trop d'idées à la droite helvétique pour les prochaines réformes de l'AVS. Depuis une semaine, donc, nous sommes submergés d'afflictions médiatiques monarchiques et œdipiennes. Convoqués au deuil. Sommés de nous contrister avec les Britanniques (surtout les Anglais), et d'oublier toutes celles et ceux d'entre elles et eux qui n'en veulent plus, de la monarchie. On comprendra plus aisément l'affliction anglaise, ou britannique, quand on se rendra compte dans quelle situation sont aujourd'hui le Royaume-Uni, la Grande-Bretagne, l'Angleterre. Sur quoi règnera donc désormais, sans gouverner, et sans plus pouvoir dire quoi que ce soit de ce qu'il pense, Charles III... et gouvernera, sans régner et sans rien penser avec constance, Liz Truss,  qui fut européiste avant de devenir brexiter (mais après la victoire du Brexit), républicaine avant de se conformer au monarchisme (encore) dominant, libérale-démocrate avant de devenir conservatrice quand il valait mieux, électoralement, l'être. Un totem et une girouette : pour affronter le gros temps, les Britanniques devront trouver mieux. D'ailleurs 27 % des Britanniques, et 41 % des jeunes de 18-24 ans se disent déjà républicains.

Trève des fossoyeurs

Revenons un peu en arrière : le 5 septembre 2019, Boris Johnson, Premier ministre depuis deux mois, assurait qu'il préférait "être mort" plutôt que demander un report du Brexit, qu'il a fini par demander et obtenir, sur injonction des Communes. Le 1er janvier 2021, le Brexit entrait effectivement en vigueur. L'Angleterre, l'Ecosse, le Pays de Galles et l'Irlande du Nord sortaient de l'Union Européenne -l'Angleterre et le Pays de Galles de son plein gré, l'Ecosse et l'Irlande du Nord contraintes et forcées par leur appartenance au Royaume-Uni. En Ecosse, les rassemblements pro-européens ont été nombreux et visibles, comme le siège du gouvernement illuminé de bleu, pour rappeler le choix écossais de rester dans l'Union. Le Brexit allait se réaliser, promettait Boris Johnson, au soir de son triomphe électoral de 2019. Trois ans plus tard, le Brexit ne ressemble toujours à rien, sinon une accumulation de problèmes. Et le Royaume-"Uni" traîne toujours le Brexit comme un boulet (avec quelques scandales en plus aux basques de Johnson). L'économie britannique s'affaiblit lentement par rapport à celle des principaux Etats de l'UE. Le commerce avec l'UE est rendu plus difficile et s'est réduit de 15 %, ce qui affecte le produit intérieur brut (PIB), qui pourrait reculer de 3 ou 4 %.  En outre, le départ de plusieurs centaines de milliers d'Européens et d'Européennes de Grande-Bretagne, du fait de la fin de la libre-circulation, pose des problèmes de main d'oeuvre à plusieurs secteurs, au point qu'en août 2021, l'Association des fournisseurs de viande indépendants a supplié le ministre de la Justice de laisser les bouchers, les abattoirs et les usines de transformation de la viande de pouvoir recruter des prisonniers en fin de peine : le secteur ne parvient plus, faute de main d'oeuvre et par l'effet conjugué du Brexit et du Covid, à garantir l'approvisionnement du pays : les dindes risquent de manquer à Noël... Et le même problème de manque de main d'oeuvre se pose dans l'élevage, l'agriculture, les supermarchés et les restaurants, tout secteurs gros employeurs d'immigrés : il manque 90'000 chauffeurs poids lourds.  Et l'inflation a atteint 10 %. Dès juin, les grèves se sont succédées : quatre grèves des transports ferroviaires, des grèves dans les bus et le métro de Londres, à British Telecom, dans des universités, des entrepôts Amazon et même des pubs... Un mouvement de colère jamais vu depuis les années Thatcher, et que seuls la mort de la reine Elizabeth a suspendu. Un mouvement de colère qui a redonné aux syndicats une force qu'ils avaient perdue depuis l'adoption des lois antisyndicales -les plus dures d'Europe- adoptées par le gouvernement Thatcher.

Boris Johnson le 7 juillet, a annoncé sa démission, à terme, le temps de lui trouver un.e successeur.e. Il a démissionné avec regret en considérant que la décision des conservateurs de le lâcher était "excentrique" et relevait d'un "instinct de meute". Cette démission avait fini par devenir inévitable, après la succession de scandales, petits ou grands, qui ont scandé les derniers mois du chef du gouvernement, et la succession de démissions de ministres, secrétaires d'Etat, secrétaires,  de son cabinet : un tiers d'entre eux ont démissionné, certains d'entre eux exigeant que "Bojo" quitte immédiatement son poste. Ce qu'il a fini par faire. Avant la Reine, mais en lui survivant.

Un Royaume Uni de moins en moins uni, une crise sociale que le Brexit aggrave, une crise politique marquée par le choix d'une toute petite coterie conservatrice (quatre premier.e.s ministres, tous et toutes conservateurs, en six ans...), des services publics défaillants, une crise énergétique qui plonge des millions de familles dans la précarité, voire la pauvreté : tel est l'état du royaume dont hérite Charles III -un état que le deuil national recouvre pour un temps : grèves suspendues, parlement suspendu. Une trêve des fossoyeurs. Un jeune avocat dont "Le Monde" recueillait la confidence soupire "Elizabeth II représentait la stabilité du monde". Elle ne le représentait pas, elle en donnait l'illusion. Lundi sera le jour, férié, des funérailles de la reine défunte. Pomp and Circumstance... avant un retour à la réalité, celle de l'après Brexit. Que peut le nouveau roi pour répondre à cette réalité ? rien : il est tenu à une obligation de neutralité politique et de silence qui en fait un symbole impuissant, et dont l'impuissance est une condition même de la monarchie. Cette monarchie, le monarque ne peut la réformer qu'en apparence, en image, en postures. Et elle en a bien besoin, de réforme. Ou d'une abolition.

La mort de la reine n'a d'ailleurs  pas été saluée partout par le concert d'affliction dont nous assourdissent les media. En Afrique, notamment en Afrique du Sud, au Nigeria et au Kenya, de nombreuses voix se sont élevées pour clamer "nous ne pleurons pas la mort de la reine Elizabeth", qualifiée de "souveraine d'un empire génocidaire de voleurs et de violeurs". Et en Irlande, les modérateurs d'un forum de discussion ont dû implorer ses utilisateurs de "ne pas publier de messages de réjouissance". Ils eussent en effet été de mauvais goût -mais nous, au moment d'apprendre la mort d'Elizabeth II, on a eu une pensée pour Bobby Sands, élu à la Chambre des Communes pour le Sinn Féin, mort en prison au terme d'une grève de la faim pour obtenir un statut de détenu politique ou de prisonnier de guerre : la Reine dispose du droit de grâce, elle n'en fit pas usage... Et Bobby Sands est mort, le 5 mai 1981. Il n'avait que 27 ans, la reine en avait 55 et régnait déjà depuis 29 ans. Avec le droit de grâce.

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