L'élevage intensif ne sera pas aboli en Suisse

Elle semblait bien partie pour être acceptée, l'initiative populaire "Non à l'élevage intensif", dont le sort vient d'être scellé : Le premier sondage Tamedia lui donnait 55 % d'approbation, le doute subsistant cependant sur son acceptation par une majorité des cantons. L'initiative était donnée comme massivement acceptée (à 64 %) dans les villes, plus faiblement dans les agglomérations (54 %), et refusée (à 50 %) dans les campagnes. Et puis, semaine après semaine, le soutien s'est effrité et l'opposition renforcée, et elle a fini par sombrer, refusée à deux contre un.  Elle donnait un délai jusqu'à 25 ans aux exploitations pour se conformer à ses exigences, en se calant sur le cahier des charges de Bio Suisse :  un environnement respectueux, une litière, des possibilités d'occupation, l'accès à un pâturage ou un espace extérieur et la règlementation des importations de viande. Ce sont les élevages de poules pondeuses qui auraient été les plus affectées par ces exigences : leur effectif maximum serait passé de 18'000 à 4000 poules, le nombre de poules par poulailler n'aurait pas pu dépasser 2000. Les élevages de poulets de chair, de porcs et des veaux n'étaienten revanche pas touchés. Environ 3000 exploitations auraient été concernées par l'imposition d'effectifs maximums, soit 5 % des exploitations d'élevage. C'est peu pour provoquer la fin de la production de viande suisse et la fin du monde de l'élevage...

Heureux comme un animal d'élevage en Suisse... vraiment ?

L'élevage intensif ne sera pas interdit dans la constitution suisse -cette interdiction constitutionnelle aurait de toute façon besoin d'une loi d'application, votée par le parlement et soumise à référendum, qui aurait sans doute atténué les effets de cette interdiction en ouvrant des possibilités de dérogation  Les deux chambres du parlement fédéral avaient refusé à la fois l'initiative et le contre-projet que voulait lui opposer le Conseil fédéral.

Ses opposants lui objectaient qu'elle ferait augmenter les prix de la viande, et le tourisme d'achat hors-frontière. Mais on peut consommer moins de viande, et donc dépenser moins pour cette consommation (en moyenne, les Suisses ne dépensent d'ailleurs plus que 8 % de leur revenu pour l'alimentation -il est vrai que plus le revenu est bas, plus cette proportion augmente), tout en mangeant de la meilleure viande... On mange en tout cas trop de viande (et trop de viande industrielle) : en Suisse, on en mange 51 kilos par an et par habitant adulte, soit trois fois plus qu'il serait utile à une alimentation équilibrée (c'est-à-dire pouvant se passer de compléments), même si une légère baisse de cette consommation est notée depuis quatre ans, sans doute plus pour des raisons de santé que par choix écologiste ou animaliste : il n'y avait que 4,1 % de végétariens et 0,6 % de vegans en Suisse en 2021, et la demande en denrées alimentaires produites en Suisse dans le respect des exigences de l'initiative est inférieure à l'offre. A quoi on rétorquera que cela justifie précisément que l'on fasse en sorte de réduire l'offre de viande produite dans l'irrespect de ces exigences...

Le principal défaut de l'initiative, et de toute initiative du même genre, n'était pas tant dans son contenu que dans sa démarche : elle avait forcément quelque chose d'une leçon donnée aux paysans par des intellos des villes (qui l'ont plus largement soutenue que le reste du pays). D'une injonction "faites comme on vous dit". En outre, elle s'adressait aux producteurs de viande alors qu'elle aurait du  s'adresser aux consommateurs -encore qu'elle s'y adressait, mais en les prenant par là où ça fait mal : le porte-monnaie, de sorte que, devant payer leur viande plus cher, ils en consommeraient moins mais de la meilleure, contraignant ainsi les producteurs à s'adapter à cette nouvelle demande. Un projet d'initiative populaire est par ailleurs en discussion au sein de la Protection suisse des animaux (PSA) pour faire baisser le prix de la viande bio (ou IP suisse ou Naturafarm), qui ne représente actuellement qu'une part très minoritaire de la viande consommée en Suisse (3 % de la viande de porc et de poulet, par exemple), et est jusqu'à quatre ou cinq fois plus chère que la viande issue d'une production conventionnelle, du fait des marges des détaillants. Greenpeace accuse d'ailleurs la Migros et la Coop de mettre en oeuvre des stratégies marketing visant à accroître la consommation de viande "industrielle", au détriment du bio, de la nourriture végétarienne ou vegan. Or les deux distributeurs (et leurs filiales, comme Denner) contrôlent 80 % du marché de la viande en Suisse, et sont également des acteurs considérables dans l'importation et dans l'abattage (par leurs filiales Bell et Micarna), et participent activement à la promotion de la consommation de viande, en étant membres de l'association Proviande. Comment les deux géants de la distribution agissent-ils pour empêcher une baisse de la consommation de viande et le transfert d'une partie de cette consommation vers une viande "bio", issue d'élevages non intensifs ? en multipliant les actions de promotion (40 % de la viande écoulée en Suisse l'est, selon l'Office fédéral de l'agriculture, grâce à de telles actions, subventionnées par la Confédération), mais essentiellement pour de la viande issue de l'élevage intensif et de l'abattage industriel : "la viande bio n'est pratiquement jamais en action et ses prix sont parfois jusqu'à près de quatre plus élevés" que ceux de la viande, ce qui la rend difficilement accessible aux consommateurs à bas revenus.

La droite et l'industrie agro-alimentaire ont mené, avec un slogan absurde ("NON à l'initiative inutile sur l'élevage" -si elle est inutile, elle n'est pas nuisible; pourquoi dès lors se mobiliser contre elle ?) la campagne contre l'initiative qui demande à la Confédération de fixer des critères sur l'hébergement, l'accès à l'extérieur, les soins, l'abattage des animaux d'élevage et la taille maximale des étables. Sur mandat du lobby agricole, la Haute Ecole du nord-ouest a conforté cette opposition en prédisant carrément une catastrophe si l'initiative était acceptée : le poulet suisse deviendrait un met de luxe, le taux d'approvisionnement du marché intérieur par la production intérieure passerait de 58 à 5 % pour les poulets, de 56 à 20 % pour les oeufs, de 92 à 50 % pour les porcs (la viande la plus consommée en Suisse)... et 4000 emplois seraient supprimés dans l'agriculture, et 4000 autres dans l'abattage et la transformation... et le prix de la viande de poulet et de porc exploserait, ce qui stimulerait le tourisme d'achat... Une catastrophe, on vous dit... sauf que l'étude fort opportune de la HES-NO oubliait (volontairement) que l'initiative accordait un délai de 25 ans  pour la mise en oeuvre des mesures qu'elle préconise...  "Proviande", le lobby des éleveurs, s'est payé sur une pleine page du "Matin Dimanche" du 10 juillet une pub rédactionnelle pour convaincre le lectorat que "la vie et la mort de la vache sont exemplaires en Suisse", pays de rêve où "la priorité lors de la production de viande, d'oeufs et de lait suisses est et reste le bien-être des animaux. C'est la base de tout".  Et nul ne doute que s'ils pouvaient le faire, les animaux d'élevage  confirmeraient, juste avant d'être abattus, et bouffés. qu'il n'y avait point d'animaux d'élevages plus heureux qu'eux.

On l'a votée, l'initiative, malgré ses défauts. On l'a votée pour qu'elle fasse le meilleur, ou le moins mauvais, résultat possible. On l'a votée pour sa revendication fondamentale, le respect par les animaux  humains des droits des autres animaux. Et parce que nous n'accordons qu'une foi suspicieuse à l'affirmation du Conseil fédéral et des opposants à l'initiative, de la Suisse comme un paradis des animaux d'élevage, protégés par la loi sur la protection des animaux "la plus stricte du monde". Un Jardin d'Eden pour poules et porcs.  Et pour la vache Milka.

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