Italie : La gauche laisse l'extrême-droite aux portes du pouvoir
"Dieu, famille, patrie" ?
Ce n'est pas le "Travail, famille, patrie" du
fascisme à la française, mais ça y ressemble : "Dieu, famille,
patrie" et c'est la devise des "Fratelli d'Italia" de Georgia
Meloni, vainqueur et gagnante des législatives italiennes, et
probable (mais non inéluctable) future première ministre de la
troisième puissance économique européenne. Alors, fasciste,
néofasciste, postfasciste, cryptofasciste, Meloni ? rebasculant
dans le fascisme, l'Italie ? Une nouvelle marche sur Rome, cent
ans après la première, les élections du 25 septembre ? Pas si
vite : Meloni a, en effet, été, fasciste, se revendiquant comme
telle. Mais elle n'a pas remporté les élections pour son
programme -elle n'en avait pas, ou guère- ni pour son idéologie,
elle les a remportées parce qu'elle était la seule opposition
claire au gouvernement de coalition. Une telle opposition
eût-elle été perceptible à gauche qu'elle aurait peut-être pu
avoir aussi sa part de succès -mais il n'y avait plus
d'opposition de gauche perceptible en Italie. Ainsi se vérifie
ce vieil enseignement du siècle défunt : l'extrême-droite
n'arrive au pouvoir que lorsque ses adversaires l'y laissent
accéder, et la laissent s'implanter dans ce qui devrait être, et
rester, leur base sociale et électorale : les pauvres ne votent
à l'extrême-droite que quand la gauche les abandonne...
Pas la République de Salò, plutôt le vieil ordre catholique
L'Italie a toujours été laboratoire
politique de l'Europe. Elle l'était déjà à Venise, à Florence,
à Gênes (mais pas à Rome) quand elle n'existait
pas encore comme Etat. De quoi l'est-elle
aujourd'hui ? Quelques semaines après la Suède, une
coalition de droite dominée par sa composante la plus à droite a
donc gagné les élections en Italie et la majorité dans les deux
Chambres du parlement. Sous les applaudissements des
ultraconsevateurs hongrois et polonais. Il y a toutefois une
différence importante, entre les basculements politiques suédois
et italien : le parti d'extrême-droite italien est devenu le
premier parti du pays, avec 26 % des suffrages (six fois plus
qu'il y a quatre ans), alors qu'en Suède cette place est occupée
par les sociaux-démocrates -qui ne perdent le pouvoir que parce
que leurs alliés sont trop faibles. Ceux de Meloni (Berlusconi
et Salvini) ne font d'ailleurs pas meilleure figure (8,2 % au
premier, 8,8 % au second), mais ils lui suffisent pour gagner
(la coalition des trois pèse 43 % des suffrages), parce qu'en
face, à gauche, il n'y a plus rien qui soit capable d'y
résister.
La droite et l'extrême-droite coalisées vainquent
en Italie, sur fonds d'abstention massive des classes
populaires. Pour qui d'autre que ces vainqueurs ces couches
populaires, notamment dans le sud, auraient-elles pu, ou du
voter, si elles en avaient eu l'intention ? la gauche ? Mais
elle est toujours à reconstruire, en Italie comme dans quelques
autres pays. Et à reconstruire comme force de changement, pas
comme force de gestion loyale d'un système bouffé aux mites et
aux termites, qui ne tient que parce qu'il est capable de
s'attirer des soutiens politiques à contresens de ce qui devrait
être le rôle de la gauche. Elle existe bien, pourtant, la gauche
italienne, il existe bien, pourtant, le "peuple de gauche" en
Italie, mais qui le représente ? quel parti, quel mouvement ?
Quelle incarnation personnelle ? Enrico Letta ? Mario Draghi ?
Les Démocrates ont refusé un rassemblement de la gauche, et se
retrouvent avec un médiocre 19 % des suffrages. Le Mouvement 5
Etoiles (populiste, certes, et inconsistant, mais aux réflexes
"de gauche"), qui avait été soutenu par 33 % des électeurs il y
a quatre ans, n'en garde plus que 15 %, faute d'avoir su se
doter d'une ligne politique crédible (c'est à lui, pourtant, que
les Italiennes et les Italiens les plus pauvres doivent de
pouvoir recevoir un revenu minimum de survie).
En attendant de savoir ce que la Meloni va faire,
les commentateurs et analystes tentent de mesurer ce qu'elle
peut, et veut (ou ne veut pas) faire une fois au pouvoir, si sa
coalition tient assez longtemps pour l'y porter, et l'y
maintenir. "Nous
gouvernerons pour tous les Italiens", promet Meloni... "tous
les Italiens", vraiment ? Ou "tous les vrais Italiens" selon
la définition que peut en donner quelqu'un comme elle ? On
sait déjà qu'elle ne pourra pas tenir ses promesses économiques
faute de moyens financiers pour les tenir. On sait qu'elle aura
un besoin impératif des 140 milliards d'euros que l'Italie doit
encore recevoir de l'Union Européenne pour faire face à la
crise, ce qui lui interdira toute rupture avec l'UE. On sait
aussi qu'elle ne rompra pas l'unité européenne (au moins
apparente) de soutien à l'Ukraine. On se doute qu'elle tentera
de fermer les frontières italiennes à l'immigration
extra-européenne, mais on ne voit pas comment elle pourrait y
parvenir, compte tenu de la situation géographique de l'Italie :
avec Lampedusa et Pantelleria, elle est plus proche de l'Afrique
que de l'Allemagne... On se doute enfin qu'elle tentera "au nom
de Dieu, de la famille et de la patrie", de revenir sur les
conquêtes féministes des dernières décennies, notamment
l'autorisation de l'avortement, mais outre que la grande
majorité des médecins italiens refusent toujours de les
pratiquer, la première femme cheffe de gouvernement en Italie
n'a aucun intérêt à faire descendre des millions de femmes dans
les rues italiennes rue pour la conspuer. Georgia Meloni est
sans doute sincèrement réactionnaire sur toutes les questions
dites "sociétales" (qui ne sont d'ailleurs pas autre chose que
des enjeux sociaux), mais elle est aussi, sans plus de doute,
pragmatique : elle a voulu arriver au pouvoir, elle voudra y
rester, rester dans
l'Union européenne et dans l'OTAN. Meloni ne prendra pas le
pouvoir, ou ce qui en tient lieu en Italie, pour
restaurer la République de Salò, mais plutôt pour restaurer le
vieil ordre catholique...
En face de ce vieil ordre catholique incarné par la Démocratie Chrétienne, il y avait naguère l'espoir d'un autre ordre, socialiste, incarné par le plus puissant Parti Communiste d'Europe occidentale. Le PCI est mort et avec lui le deuxième terme de la dialectique politique, le terme de l'alternative à l'ordre dominant. Il ne reste plus, médiocre, que le premier terme : celui de la conformité à cet ordre dominant. Ce fut la faute de la gauche italienne que de conformer à cette conformité. La victoire de Méloni est le prix que la gauche paie, et fait payer à l'Italie, de sa propre faute.
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