La Russie contre les Russes ?

 

Référendums bidons, mobilisation foireuse et répression accrue :

Au terme, prévisible, d'un simulacre de consultation référendaire dans des territoires encore sous contrôle des forces russes, Vladimir Poutine a annoncé le 30 septembre le rattachement à la Russie de quatre régions de l'Ukraine : celles de Lougansk, Donetsk, Kherson et Zaporidjia, dont les habitants deviennent, proclame le Tsar, "nos citoyens pour toujours". Sauf que "toujours" est un mot sans plus de signification historique que "jamais" : les troupes ukrainiennes progressent dans les régions supposées avoir été annexées à la Russie, notamment celle de Donetsk, et l'Union Européenne, comme la majorité de ses Etats membres et l'ONU, a déclaré qu'elle ne reconnaîtrait "jamais" (voir plus haut...) la validité de cette annexion. Sitôt l'annexion proclamée, le pouvoir russe a décrété la mobilisation de réservistes. Qui a eu pour conséquence la fuite hors de Russie de dizaine de milliers de mobilisables, des rafles de ceux qui sont restés et l'intensification de la répression contre l'opposition à la guerre. Le pouvoir russe ne combat pas seulement l'Ukraine : il combat aussi les Russes.

La mémoire dangereuse, l'amnésie indispensable, l'histoire réécrite, le présent démobilisé

La mobilisation russe se fait dans la fuite de mobilisables et la douleur des mobilisés : la police militaire est venue chercher des étudiants jusque dans leur salle de classe alors qu'ils avaient explicitement été, par Poutine ou Chouïgou, exclus des mobilisables. Des jeunes hommes arrêtés lors des manifestations contre la guerre, contre l'invasion de l'Ukraine, contre la mobilisation, ont été mobilisés de force. Sur l'île de Sakhaline, qui fut un goulag, des mineurs de fond étaient attendus au petit matin à la remontrée des puits pour être embarqués directement dans des bus. En face, l'Ukraine incite les soldats russes à la désertion, en mettant en place un programme "je veux vivre" et à disposition deux numéros de téléphone joignables à toute heure, et un canal Telegram. Elle leur garantit "le respect des conventions de Genève sur le traitement des prisonniers de guerre". Le président Zelensky a ajoute la promesse de "trois repas par jour, des soins médicaux et la possibilité de contacter des proches". Les déserteurs russes recevraient en outre une prime s'ils se rendent avec du matériel : 51'000 euros pour un char, 16'000 euros pour un canon automoteur, 5500 euros pour une voiture blindée. En réponse, la Russie a renforcé son dispositif punitif : la désertion ou la reddition volontaire à l'ennemi sont passibles de peines allant jusqu'à dix ans de prison.

Depuis l'annonce de la mobilisation de réservistes de l'armée russe, fin septembre, des dizaines de milliers de Russes passent la frontière pour y échapper, souvent accompagnés de femmes et d'enfants. L'Allemagne s'est déclarée prête à les accueillir, alors que les Etats baltes et la Pologne restreignent leur accès -et que l'Ukraine, par crainte d'espions, le refuse. La Suisse ne s'est pas prononcée -elle devrait : on ne peut condamner la guerre contre l'Ukraine, comme elle l'a fait, et laisser tomber ceux qui refusent de la faire et de risquer de se rendre complices, voire coupables de crimes de guerre : déserteurs, insoumis, objecteurs de conscience, et leurs familles doivent pouvoir obtenir le permis S, qui donne droit à un séjour d'un an renouvelable tant que le danger que le réfugié a fui pèse encore sur lui, et  au regroupement familial et à l'accès à un emploi.

Le producteur de cinéma Alexandre Rodnianski décrit ainsi les hommes au pouvoir en Russie : des "petites frappes jubilantes, nostalgiques de la "main de fer" et de l'"immense pays". Et l'écrivain Mikhaïl Chichkine repose la question à laquelle Etienne La Boétie avait répondu il y a presque un demi-millénaire : "Est-ce le dictateur et la dictature qui engendrent une population d'esclaves, ou une population d'esclaves qui engendre la dictature ?". La Boétie enjoignait : "soyez résolus à être libre", et vous le serez. Chickine soupire : "il n'y a pas eu de déstalinisation en Russie, (...) à présent, le futur du pays dépend de sa "dépoutinisation"". Et seuls les Russes pourront l'imposer : "Ni l'OTAN ni l'Ukraine ne vont effectuer une "dépoutinisation" de notre pays à notre place. Nous devons nous-mêmes nettoyer la Russie de ce pus. Mais en sommes-nous capables ? (...) La population, qui a toujours voté pour le tsar, ne peut pas se transformer en une heure en citoyens responsables et réfléchis". Or "on peut se débarrasser de Poutine et le remplacer, mais on peut pas remplacer la population".

Le 8 avril, les autorités russes avaient fermé les bureaux de quinze ONG de défense des droits humains, dont Amnesty International et Human Rights Watch, mais aussi la Fondation Friedrich Ebert, liée au parti social-démocrate allemand. Elles avaient auparavant fait subir le même sort à l'institution russe Memorial, créée pour que ne se perde pas la mémoire des décennies sombres de l'histoire soviétique. La mémoire est dangereuse, l'amnésie est indispensable à la réécriture de l'histoire et à la démobilisation face au présent. Et à la servitude volontaire.


Commentaires

Articles les plus consultés