Une interrogation très... suisse : La neutralité, qu'en faire ?

Après avoir hésité, la Suisse, sous pression de sa propre opinion publique et des manifestations de fin février, a décidé de s'aligner sur les sanctions européennes contre la Russie. Pourtant, le 24 février, le jour de l'invasion russe de l'Ukraine, le président de la Confédération, Ignazio Cassis, expliquait encore que la neutralité de la Suisse l'empêchait d'appliquer la totalité des sanctions décidées par l'Union Européenne, mais quatre jours plus tard, il considérait désormais que l'application intégrale de ces sanctions, finalement, ne porterait pas atteinte à la neutralité. Ces atermoiements ont suscité un débat assez nourri sur la neutralité, et sur sa définition même, au-delà du fétichisme identitaire qui en avait fait un élément fondamental de l'existence même de la Confédération, et avait autour de cet élément construit une mythologie a forte composante de relecture de l'histoire. En réalité, l'engagement, prudent et non militaire, de la Suisse aux côtés de l'Ukraine n'est pas différent de celui qu'elle avait manifesté dans ses condamnations des interventions soviétiques en Hongrie, et en Tchécoslovaquie : la Suisse neutre se place elle-même dans un camp, celui de l'"Occident", celui qui se proclame comme étant le camp de la démocratie. La Suisse est bien en guerre, mais dans une guerre d'opinion, sa propre opinion publique l'y soutenant : selon un sondage Tamedia de mars, l'adhésion de la Suisse aux sanctions de l'Union Européenne contre la Russie était soutenue par 75 % des personnes interrogées.

Absolue, coopérative, active, ad hoc... mais surtout pragmatique

Selon le sondage Tamedia de mars, la majorité de ceux qui s'opposaient à la participation de la Suisse aux sanctions contre la Russie, pour son invasion de l'Ukraine, invoquaient la neutralité de la Suisse à l'appui de leur opposition. Les jeunes (18-34 ans) étaient deux fois plus nombreux que les plus de 65 ans  (32 % contre 16 %) à considérer la neutralité comme "non négociable". Or si la Suisse a été militairement neutre depuis 1815, d'une neutralité armée qui lui a été imposée par ses voisins après qu'elle ait passé quinze ans à être une sorte de protectorat français, et que des Suisses aient servi dans la Grande Armée napoléonienne, elle n'a jamais été politiquement neutre, et la convention de La Haye de 1907 qui ancre la neutralité suisse dans le droit international ne lui impose pas de l'être. Autrement dit : tant que la Suisse n'envoie pas des troupes hors de ses frontières, elle respecte sa neutralité. Laquelle est surtout le meilleur moyen pour la Suisse de se défendre. Même militairement, d'ailleurs, la "neutralité armée" tient plus de la posture que de l'engagement réel : la Suisse n'est pas membre de l'OTAN, et il est peu vraisemblable qu'elle le devienne (il faudrait que le peuple l'accepte) ? La belle affaire, puisqu'elle est sous le parapluie de l'alliance, que tout son armement est OTAN-compatible, et que quand il s'agit pour elle, par exemple, d'acquérir des avions de combat, elle ne les choisit qu'entre ceux proposés par des pays de l'OTAN : les F-35 qu'elle a décidé d'acquérir avaient comme concurrents des Rafale et des Eurofighters, pas des Sukhoï...

La neutralité suisse a parfaitement joué son rôle : elle a été pour la Suisse le moyen de défendre ses intérêts dans une Europe d'abord traversée par des guerres opposant les Etats voisins de la Confédération, puis, ces guerres-là ayant cessé après la pire d'entre elle, la Guerre Mondiale, et poussé à la création, étape après étape, d'une Union européenne (certes traversée de conflits politiques, mais plus de conflits militaires), d'une "guerre froide" opposant deux camp, la Suisse, toute neutre qu'elle continuait à se proclamer, étant sans conteste dans l'un (l'"occidental") contre l'autre (le "communiste"). Lorsqu'on pu croire cette guerre froide terminée en même temps que l'Union Soviétique, on s'est posé la question d'un aggiornamento de la neutralité : ce fut le projet d'une neutralité active, la Suisse ne se pensant plus comme dans un camp puisqu'il semblait ne plus y en avoir. Las ! la guerre est revenue en Europe, d'abord dans l'ex-Yougoslavie, puis dans le Caucase, et enfin aux frontières de l'Union Européenne, par l'invasion russe de l'Ukraine. Il faut donc que la Suisse repense même la repensée de sa neutralité. Un rapport commandité par le Conseil fédéral et soumis à consultation présente cinq formes possibles de neutralité pour la Suisse : la première n'est rien moins que l'abandon pur et simple de la neutralité, la cinquième le retour à une neutralité "intégrale", alors même qu'elle ne le fut jamais réellement, sinon pendant la courte période qui sépara la guerre franco-prussienne de 1870 à la Grande Guerre de 1914-18. Entre ces deux "idéaux-types", entre ce zéro de la neutralité et son infini, trois formes : le statu quo (on en reste à une neutralité armée permanente sans exclure un engagement politique dans un camp contre l'autre), la "neutralité coopérative" (un assouplissement de la forme précédente, notamment en ce qui concerne les ventes d'armes, avec un développement de la politique des "bons offices") et la "neutralité ad hoc", ou à géométrie variable, adaptée à chaque situation.

Mais "ad hoc", n'est-ce pas ce que la neutralité suisse fut depuis deux siècles ? Absolue quand cela arrange la Suisse, relative quand il le faut, coopérative quand on peut, mais toujours "ad hoc", calculée : ce qui passe pour un dogme, un absolu, une sainte icône, relève du pragmatisme et de l'empirisme, et se cale dans les limites des rapports de force. Autant dire que quand l'UDC annonce le lancement d'une initiative pour la neutralité intégrale, elle sait fort bien qu'elle agite un moulin à prière.

Mais après tout, une Constitution qui commence par "Au nom de Dieu Tout-Puissant" peut bien contenir quelque part une invocation fétichiste...

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