Grand Théâtre de Genève : Machineries institutionnelles, machineries humaines

Le 23 novembre, le Conseil administratif de Genève a annoncé avoir "adopté le nouveau Statut de la Fondation du Grand Théâtre de Genève (FGTG)" et l'avoir "transmis au Conseil municipal pour validation", après l'avoir soumis au Conseil de fondation du Grand Théâtre, lequel l'a gratifié d'un préavis positif donné à l’unanimité. Les mots sont un peu trompeurs (la validation sera en fait de la compétence du Grand Conseil, puisque le Grand Théâtre est une fondation « d’intérêt public communal », c'est-à-dire une fondation de droit public, dont les statuts de peuvent être modifiés qu'après avoir fait l'objet d'un projet de loi du Conseil d'Etat, adopté par le Grand Conseil. Toutefois, l'étape municipale est décisive, puisque le Grand Théâtre est, de facto, un opéra municipal, la Ville en assurant l'essentiel du financement. La révision statutaire proposée porte sur la machinerie institutionnelle de l'Opéra genevois, mais aussi sur sa "machinerie humaine" (qu'on nous pardonne cette métaphore stalinienne...), et si la réforme de la première paraît s'imposer, tant son obsolescence pèse, celle de la seconde est bien plus problématique, précisément parce qu'elle porte sur les personnes qui font vivre l'institution lyrique : celles qui y travaillent, et dont le statut est en cause. Il va donc bien falloir, lorsqu'il s'agira de se prononcer sur les propositions du Conseil administratif et du Grand Théâtre, de les dissocier, en se donnant la possibilité d'accepter les unes et de refuser les autres.

Unifier le statut du personnel par le haut ou par le bas ?

La révision statutaire du Grand Théâtre de Genève, préparée conjointement par la Fondation et le Conseil administratif, vise plusieurs objectifs relevant de la gouvernance de l'institution et, pour atteindre ces objectifs, fait plusieurs propositions qu'on s'autorisera à considérer comme positive : un membre du Conseil administratif ne pourra plus siéger au Conseil de fondation, puisqu'il qu’il fait partie de l’organe de surveillance de la FGTG, et qu'il se trouverait, en siégeant dans les deux instances,   juge et partie de cette surveillance. Le Conseil municipal pourrait se prononcer, par voie de résolution, sur le budget de la fondation, qui ne lui est actuellement présenté que pour qu'il prenne acte. La taille du Conseil de fondation serait réduite avec la suppression de son bureau, ce qui devrait permettre au Conseil de fondation d'être réellement l'organe exécutif de la fondation (il n'est actuellement, de fait, qu'une sorte de chambre d'enregistrement) et la Direction, qui serait nommée par le Conseil de fondation au lieu de l'être par le Conseil administratif, obtiendrait le statut d’organe formel de la FGTG, ce qu'elle est déjà en réalité mais non en droit. Ces propositions sont de rationalisation de la gouvernance de l’institution, et elles ne posent guère de problème. Il n'en est pas de même de la dernière proposition adoptée par le Conseil administratif, qui devra être non seulement validée mais même adoptée par le Conseil municipal puisqu'elle concerne le statut du personnel municipal affecté au Grand Théâtre, statut sur lequel le canton n'a rien à dire, et dont il s'agit de rien moins que de faire sortir 190 personnes ...

Le personnel oeuvrant au GTG est en effet soumis à des statuts différents : celui du personnel municipal, celui du personnel de la fondation, des choeurs et du Ballet. La majorité du personnel du GTG est sous statut du personnel municipal, plus avantageux que le statut de droit privé du personnel de la fondation. Le Conseil administratif et le Conseil de fondation veulent "unifier les statuts du personnel du Grand Théâtre", en faisant de la fondation l'employeur unique de tout le personnel affecté à l'opéra. Mais cela relève sans doute d'une illusion. Parce qu'il n'y a pas que deux statuts actuellement en vigueur, il y en a au moins quatre : celui du personnel municipal affecté au Grand Théâtre, celui du personnel de la fondation du Grand Théâtre, et ceux des membres du Ballet et des choeurs, qui relèvent de deux conventions collectives spécifiques. A quoi s'ajoutent évidemment les "non status" (mais tout de même les contrats), des artistes invités, et les statuts des musiciens des orchestres qui assurent les services d'opéra, et notamment de l'OSR. Comme il est rigoureusement impossible d'unifier tous ces statuts, contrats et conventions en un seul statut, le seul enjeu de la proposition faite au Conseil municipal est l'unification de deux d'entre eux  :le  statut du personnel municipal et le statut du personnel de la fondation. Mais l'unification dans quel sens, sous quel statut ? celui du personnel municipal ou celui du personnel de la fondation ? la municipalisation ou la privatisation ?  L'unification par le haut ou l'unification par le bas ? Ce sera là un choix éminemment politique... et peut-être un conflit syndical tout aussi politique : le Conseil administratif et le Conseil de fondation assurent certes qu'on évaluera autant l'unification dans le statut municipal que celle dans le statut de la fondation, mais ne cachent pas leur opposition à la première. Ils assurent également que tout sera négocié, et même que "la garantie des « droits acquis » est posée en termes de principe avec une durée de validité qui sera fixée par le futur Statut du personnel de la Fondation encore à négocier", et que "d’ici à l’entrée en vigueur de ce futur Statut sous l’égide de la Fondation, à l’issue des négociations avec les partenaires sociaux, le statu quo prévaut pour le personnel". Mais pendant combien de temps ? On n'en sait encore rien : le "statu quo" évoqué par le Conseil administratif n'est donc pas un "maintien des droits acquis", mais seulement une suspension de leur remise en cause...

Enfin il y a le double impact, politique et financier, de l'unification proposée (celle dans le statut du personnel de la fondation). Politiquement, cette unification prive le Conseil municipal de la possibilité de proposer une modification du statut du personnel de la principale institution culturelle de la Ville (et de la région, et de toute la Romandie) : le parlement de la commune n'a aucune compétence sur un statut qui serait de droit privé, alors qu'il a celle de proposer une modification du statut du personnel municipal,  modification qui devra cependant être l'objet d'une négociation avec le personnel et ses syndicats. Financièrement, cette unification dans le statut du personnel de la fondation charge la fondation des salaires de tout ce personnel municipal, alors qu'actuellement ils sont à la charge de la Ville. Or ce personnel municipal, payé sur le budget de la Ville, représente la majorité du personnel du Grand Théâtre, et la fondation n'a absolument pas les moyens d'assumer cette charge salariale supplémentaire. Il lui faudra donc obtenir un soutien financier renforcé des collectivités publiques, sachant que les mécènes privés ne financent pas le fonctionnement de l'institution mais son offre artistique : ils paient pour des opéras, pas pour le personnel. La question se poserait donc immédiatement : quelle collectivité publique va accorder au GTG les  vingt ou vingt-cinq millions nécessaires au paiement des salaires du personnel que la Ville ne paiera plus ? le canton ? on peut rêver... les communes hors Ville de Genève ? on peut espérer qu'elles y contribueront, mais on sait déjà qu'elles ne voudront ni ne pourraient assumer la totalité de cette charge. Reste donc... la Ville elle-même. Qui devrait alors doubler, voire tripler sa subvention au GTG... sur l'ensemble du budget municipal, ce serait sans doute indolore, puisque ce serait compensé par la réduction de la charge salariale du personnel municipal -mais c'est un jeu à somme nulle. Et surtout un jeu dangereux pour le budget culturel. Parce que la subvention du GTG, c'est bien sur le budget culturel qu'elle est prise. Et qu'on peut douter qu'il y ait au Conseil municipal une majorité pour augmenter ce budget culturel des vingt à vingt-cinq millions nécessaire pour que la Fondation du GTG puisse payer le personnel qu'on lui a affecté, dont elle veut être l'employeur mais qu'elle ne peut être le payeur. Comment alors compenserait-on ce doublement ou ce triplement de la subvention au GTG ? vraisemblablement, par une réduction des subventions à d'autres institutions, et d'autres acteurs culturels. Lesquels ? Supprimerait-on la totalité des subventions aux orchestres symphoniques (OSR, OCG) et à Contrechamp que le compte n'y serait pas encore. On voit donc  venir gros comme une maison (de toutes les musiques) la proposition de couper massivement dans toutes les subventions accordées aux acteurs musicaux non institutionnels, aux musiques "actuelles", expérimentales, émergentes. Et donc à péjorer encore la situation des artistes indépendants, alors qu'on prétend vouloir l'améliorer en accordant à ceux qui les programmes les moyens de les payer correctement...

De tout cela, quelque chose nous dit qu'on aura l'occasion de reparler et de réécrire abondamment.


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