Il y a 90 ans, à Genève, l'armée suisse tirait sur les antifascistes

 

Non requiescamus in amnesia

Il pleuvait, mercredi dernier, sur Genève. Il pleuvait sur la plaine de Plainpalais, le boulevard du Pont d'Arve, la rue de Carouge. Il y a 90 ans, ce sont des balles qui ont plu sur des manifestants antifascistes. Des balles tirées par des soldats suisses, appelés par le gouvernement genevois pour protéger une manifestation fasciste d'une contre-manifestation de gauche. La fusillade de la contre-manifestation par l'armée fera 13 morts et plus de soixante blessés parmi les manifestants et les passants... Les pouvoirs en place en rendront responsables les chefs et les cadres du mouvement ouvrier et de la gauche politique : on les condamnera, on les emprisonnera... et le plus connu d'entre eux, le chef du parti socialiste, Léon Nicole, se retrouvera dans la prison de Saint-Antoine... d'où il sortira pour prendre la présidence du Conseil d'Etat et celle du Département de Justice et police après la victoire électorale du Parti socialiste en 1933.

Inscrire le passé qui ne passe pas dans les luttes du présent

Ce nous est devenu, depuis cinquante ans, un rite mémoriel, un peu comme celui qui rassemble devant le Mur des Fédérés du Père-Lachaise, à Paris, celles et ceux pour qui la Commune dit encore quelque chose -pas seulement un moment d'histoire, mais aussi un engagement politique, un programme, une espérance : chaque année, le 9 novembre, à Genève, nous commémorons cette journée de 1932 où l'armée fédérale suisse a fusillé à bout portant des manifestants antifascistes, et tué et blessé des passants dont le seul tort était d'être au mauvais endroit, au mauvais moment. Mais aujourd'hui, l'histoire, dont on sait qu'elle ne se répète qu'en farce puis en tragédie, nous rattrape. Le massacre (13 morts, c'en est un...) du 9 novembre 1932 se produit avec Mussolini et Staline au pouvoir. Nous le commémorons avec Meloni et Poutine. En 1932, Salazar est au pouvoir au Portugal, Hitler y sera l'année suivante, Franco attendra sept ans pour y arriver, mais quatre ans seulement pour déclencher une guerre qui sera le prélude à un massacre mondial. Nous n'en sommes pas encore là -mais les nuages s'accumulent, et de vieilles pestilences ressurgissent.

1932, c'est aussi une crise économique et sociale ravageuse. Et à Genève, c'est l'affrontement politique d'une gauche dominée par le Parti socialiste et d'une droite alliée à un parti fasciste, l'Union nationale de Georges Oltramare. C'est ce parti qui, en parfait mimétisme des méthodes du parti nazi, organise dans la salle communale de Plainpalais une parodie de procès, "la mise en accusation des sieurs Nicole et Dicker", les deux chefs du Parti socialiste, qui annonce qu'il contre-manifestera, avec le soutien de toute la gauche, jusqu'aux anarchistes, si le Conseil d'Etat n'interdit pas le rassemblement fasciste. Le Conseil d'Etat ne l'interdit pas, la contre-manifestation est annoncée, certains hurlent à la tentative de révolution, le Conseil d'Etat fait appel au Conseil fédéral pour qu'il envoie l'armée, le Conseil fédéral envoie l'armée, l'armée choisit de balancer à Genève des recrues lausannoises par peur que des recrues genevoises ne refusent de tirer. Et vers neuf heures et demie du soir, l'armée suisse tire sur la foule des manifestants et des passants : en douze secondes, elle tue treize personnes.

Le 9 novembre 1932 a marqué Genève, et la Suisse, et a surpris dans le monde entier : ainsi, en Suisse, à Genève, siège de la Société des Nations, l'armée d'un Etat démocratique peut tirer "dans le tas" d'une manifestation antifasciste ? Il n'y avait évidemment aucun projet de révolution derrière la contre-manifestation de la gauche genevoise. Même les plus radicaux des manifestants, les anarchistes, avaient autre chose en tête : dire leur fait aux fascistes locaux. Et en face, le gouvernement genevois, le gouvernement fédéral même, avaient en tête de dire son fait à la gauche genevoise -et au mouvement ouvrier suisse. Ce n'était pas le première fois que l'armée était mobilisée contre la classe ouvrière : en 1898 et en 1902 à Genève, en 1904 à Bâle, en 1028 dans toute la Suisse, c'est à cela qu'elle servit. Cette armée était une armée de classe -et c'est donc aussi un antimilitarisme de classe qui la dénonçait, et dénonçait le mensonge de l'armée des citoyens soldats", qui cessaient d'être citoyens dès qu'ils devenaient soldats, et contre qui, le cas échéant, s'ils se révélaient de mauvais citoyens, on envoyait d'autres soldats les remettre au pas.

Depuis cinquante ans, à Genève, on se remémore, tous les 9 novembre, celui de 1932. Samedi dernier, à Genève, on se le remémora. Mais on fit plus : on inscrivit ce passé qui ne passe pas dans les luttes du présent.


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Pascal Holenweg
Conseiller municipal (Ville de Genève)

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