Qui sera jugé pour les crimes de guerre commis en Ukraine ?

 

Qui sera jugé pour les crimes de guerre commis en Ukraine ?

La reprise de Kherson par les forces ukrainiennes, après le retrait des forces russes de l'autre côté du Dniepr, ne scelle évidemment pas le sort des armes, ni n'annonce la fin de la guerre -seulement le "gel" d'un front parmi d'autres. Mais les reculs russes laissent derrière eux les signes d'une occupation qui s'est accompagnée, de toute évidence, de crimes de guerre, au sens du droit international -du droit de la guerre et du droit humanitaire. Et se pose dès lors la question du jugement des auteurs de ces crimes. Or l'expérience en cette douloureuse matière est, pour le moins, contradictoire. Des criminels de guerre, et des criminels contre l'humanité, ont certes été jugés, depuis le procès exemplaire de Nuremberg, Mais ils avaient tous en commun d'avoir perdu la guerre -il fallait qu'ils la perdent pour être jugés. Et les vainqueurs d'une guerre où des crimes furent commis par leurs soldats n'ont, eux, jamais été jugés. Il fallait en outre, pour qu'ils soient condamnés que les accusés soient les représentants des forces d'un Etat trop faible pour bénéficier d'une sorte d'impunité de fait : aucun coupable de crimes de guerre ou de crimes contre l'humanité commis sous le drapeau d'une grande puissance coloniale ou impériale, fût-elle vaincue par plus faible qu'elle, n'a été condamné par un tribunal international, seuls des lampistes ont pu l'être par les tribunaux de l'Etat même qu'ils servaient, à l'exemple de ceux jugés par les USA pendant la guerre du Vietnam... Il faudra donc attendre de savoir qui aura perdu la guerre d'Ukraine pour savoir qui sera jugé pour les crimes qu'ils y auraient commis. Vae Victis !

Quand le droit du plus faible remplacera-t-il le droit du plus fort ?

L'Union européenne et la Cour pénale internationale ont annoncé qu'elles allaient unir leurs forces pour poursuivre les auteurs de crimes de guerre en Ukraine. L'UE dispose d'une agence, l'Eurojust, chargée de la coopération judiciaire pénale entre les Etats membres, qui estimait fin avril à 6000 le nombre de crimes de guerre et crimes contre l'humanité commis en Ukraine depuis le début de la phase actuelle du conflit (l'invasion), le 24 février. L'équipe commune d'enquête de l'Eurojust et la Cour pénale internationale (CPI) ont conclu un accord, qui additionne leurs compétences : la CPI n'intervient que lorsqu'un Etat n'a pas la volonté ou les moyens d'enquêter et de juger les criminels de guerre présumés, et l'Eurojust n'a pas de mandat pour mener elle-même des investigations -elle coordonne celles ouvertes dans les Etats membres, comme onze d'entre eux l'ont fait. Les auteurs de crimes de guerre doivent être jugés : comme les crimes contre l'humanité, ils sont imprescriptibles -c'est l'héritage du procès des nazis et de leurs complices, à Nuremberg. Interrogé dans "Le Temps" du 4 juin, le procureur général de la CPI, Karim Khan, reste diplomate : "nous avons des raisons de croire que des crimes ont été commis en Ukraine, qui relèvent de la juridiction de la Cour pénale internationale". Et rappelle que le statut de la Cour l'oblige à enquêter, "collecter des preuves incriminantes ou disculpatoires", et assure que "les preuves qui auront été collectées parleront d'elles-mêmes quand nous les aurons été analysées".

Il n'y a pas que la Cour pénale internationale qui peut et doit agir, même si elle est la seule juridiction internationale à pouvoir juger : le Comité international de la Croix Rouge est aussi un acteur important du respect du droit international (droit humanitaire et droit de la guerre -l'oxymore est d'usage courant). Les Conventions de Genève obligent les Etats, dont nombre d'entre eux se sont dotée de la compétence universelle, qui leur permet de juger les auteurs de n'importe quelle nationalité pour des crimes commis n'importe où. La guerre d'Ukraine est un conflit entre deux Etats souverains, l'un agressant l'autre, mais ces deux Etats sont parties aux Conventions de Genève de 1949, dont la Suisse est dépositaire, et dont le CICR est à la fois le garant et l'instrument. Ces conventions contiennent des dispositions que les parties doivent respecter, s'agissant notamment des prisonniers de guerre : les belligérants doivent notifier ceux qu'ils ont fait, en informer le CICR (qui en informera leurs familles), les protéger contre les insultes et la curiosité publique, s'abstenir d'en faire usage pour leur propagande, et laisser les délégués du CICR les visiter. Or ni les Russes, ni les Ukrainiens ne respectent ces dispositions. Les combattants ukrainiens du "régiment Azov" qui se sont rendus aux Russes à Marioupol (ils sont 1900, selon le Ministère ukrainien de la Défense) risque fort de subir des "procès à la Staline". Le CICR les a bien enregistrés pour pouvoir avertir leur famille, pourvoir les rencontrer dans tous les lieux où ils seront détenus et tenter de vérifier qu'ils sont traités conformément aux Conventions de Genève, mais la Russie entendait les traiter non comme des prisonniers de guerre mais comme des "terroristes" et pourrait rétablir la peine de mort contre eux, à ce titre fallacieux. 

Sur le terrain, la CPI mène l'enquête depuis le 2 mars sur de possibles "crimes de guerre" et "crimes contre l'humanité", commis soit par les forces russes, soit par les forces ukrainiennes : ses équipes collectent des preuves et des témoignages, tentent de trier "la vérité et la fiction, la propagande et la réalité, les vraies preuves et les fausses preuves", explique Karim Khan. Qui assure que la Cour "n'a pas pour vocation de viser un camp en particulier". Il y a certes dans cette guerre un agresseur et un agressé, mais d'avoir été agressé ne rend pas insoupçonnable : "nous n'avons aucune préférence en termes de nationalité", assure le procureur. Ni aucune restriction s'agissant des personnes qui pourraient être poursuivies : soldats, miliciens, mercenaires, politiciens, tous peuvent être poursuivis". Pas de restriction non plus sur les Etats parties au conflit : qu'ils soient parties au statut de la CPI ou non, leurs représentants peuvent  être poursuivis.

Les institutions existantes ne suffisent pas, estime l'Ukraine, qui a proposé en mai la création d'un tribunal spécial pour juger du crime d'"agression", consistant à "planifier, préparer et lancer" une attaque contre un autre Etat. Car ce crime n'existe pas vraiment en droit international, et ceux qui s'en rendraient coupables (chefs d'Etat et de gouvernement, ministres etc...) ne peuvent être jugés pour l'avoir commis. L'un des promoteurs du projet présenté par l'Ukraine, l'avocat Philippe Sands, se réfère au Tribunal de Nuremberg, qui a jugé les chefs nazis pour "crimes contre la paix" : une "agression" est-elle en effet autre chose ? L'Ukraine, cependant, est un peu seule à défendre son projet de tribunal spécial : la plupart des Etats auxquels il a été proposé (les membres du Conseil de l'Europe et du G7) y sont rétifs, y voyant une concurrence avec la CPI. doutant de la capacité de ce tribunal de faire appliquer ses verdicts (la CPI elle-même a ce problème) et relevant que la définition même de l'"agression" pose problème (qui des interventions "humanitaires" ? des interventions "occidentales" en Irak ou en Libye ? de celles de la  Turquie et de l'Azerbaïdjan contre l'Arménie ?).

Il y a bien un droit de la guerre -mais l'application de ce droit est, depuis 1945, entre les mains des vainqueurs des guerres, et sa violation n'est sanctionnée que lorsqu'elle est le fait des vaincus. Est-ce du cynisme que le rappeler ? Disons que c'est de l'empirisme : le droit est affaire politique, et la politique est affaire de rapport de force. Sans doute, comme le disait Auguste Blanqui, l'humanité aura-t-elle fait un grand pas en avant quand le droit du plus faible aura remplacé le droit du plus fort, mais ce pas reste à faire, et les guerres, ni même les après-guerre, qui ne sont souvent que des règlements de compte façon Traité de Versailles, ne sont les temps les plus propices à le faire...

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