Pour une politique culturelle genevoise cohérente

Un pas de fait

Cela fait des années, des décennies même, qu'on en parlait. Beaucoup. Longuement : la répartition des charges de la politique culturelle genevoise entre la Ville, qui en assume la plus lourde part, les autres villes, qui assument la leur, et le canton, qui joue les second rôle faisait débat. Et continue à le faire. Et va continuer à le faire. Il voulait bien, le canton, la piloter, la politique culturelle genevoise. A condition que cela ne lui coûte rien. Et que les villes, à commencer par celle de Genève, paient pour lui. C'était une musique connue, une posture figée. Mais en 2019, une initiative populaire a renversé la table : l'initiative "pour une politique culturelle cohérente", massivement (plus de 80 % des votes) acceptée par le peuple,  exige que le canton fasse autre chose que des discours. C'était d'ailleurs un paradoxe, que dans le canton où les communes ont le moins de compétences (Bâle-Ville mise à part), le canton leur laisse, et à la Ville de Genève en particulier, celle d'un domaine aussi essentiel que celui de la politique culturelle. Vox populi vox domini : les choses pourraient bien changer, un accord a été passé début décembre entre le canton, la Ville et les communes. Il consacrerait "au plus tard en mai 2028" un effort accru du canton dans la conduite et le financement de la politique culturelle genevoise (même s'il n'atteindra toujours pas pour autant l'effort qu'y fait la Ville), du moins si  le Grand Conseil, saisi d'un projet de loi "pour la promotion de la culture et de la création artistique", y consent. Un pas est fait. Seulement un pas, mais un bon pas tout de même, celui du respect d'une volonté populaire, et surtout de la prise en compte d'une réalité : une commune de 200'000 habitants, fût-elle la capitale mondiale du monde mondial,  ne peut pas  assumer seule la charge de l'essentiel de la politique culturelle d'une région d'un million d'habitants.

Une sorte d’alphabétisation forcée d'une partie du monde politique genevois

 La consultation organisée par le Conseil d'Etat sur son avant-projet de loi sur la culture s'était close sans qu'il ait été rendu compte de son résultat (dont on avait cependant entendu dire qu'il avait été plutôt positif à l'égard du projet), ni des réactions et propositions des entités consultées -dont les partis politiques. L'accord passé entre les trois partenaires procède de cette consultation et des conclusions qu'en ont tirées les "décideurs" politiques : il pose le principe du cofinancement des grandes institutions culturelles, et peut permettre de concrétiser, enfin,  l'initiative populaire "pour une politique culturelle cohérente". Le Grand Conseil a été saisi d'un projet de loi. S'il l'accepte, et qu'il ne fait pas l'objet d'un référendum, il faudra la doter d'un règlement d'application. Tout cela va prendre encore du temps : il n'est même  pas certain que la loi puisse, comme le souhaite le Conseiller d'Etat Thierry Apothéloz, être votée par le Grand Conseil actuel, et que son sort ne soit pas remis aux mains, aux têtes et aux votes du Grand Conseil qui sera élu ce printemps... C'est seulement une fois la loi validée que le canton, la Ville et les communes pourront réellement mettre en oeuvre le cofinancement de la création artistique et des institutions culturelles (qui fait l'objet d'un document-cadre): 27 d'entre elles ont été listées, pour leur rayonnement régional, dont les incontournables Grand Théâtre, Bibliothèque de Genève, Musée d'Art et d'Histoire (qui devraient les trois être soutenus à part égale par le canton et la Ville, ce qui signifie un soutien considérablement accru du canton, et une cogestion des institutions), ainsi que la Nouvelle Comédie, mais aussi l'AMR, la Cave 12, Fonction Cinéma, Antigel, Porteous, le Théâtre de Carouge et le futur musée de la Bande dessinée. 

L'accord sur une politique culturelle commune a été passé entre trois partenaires : la Ville, acteur actuel majeur de cette politique, le canton, qui va prendre un poids accru, mais aussi, et c'est un élément de l'accord qu'il nous importe de souligner, les communes : qu'elles soient, ensemble, arrivées à adopter une ligne commune n'a sans doute pas été simple, tant leurs engagement culturels sont inégaux (entre ceux des villes suburbaines et les autres, notamment), mais c'est un acquis considérable, dans un canton où les communes sont le plus souvent tenues pour de simples agents d'exécution des choix cantonaux.

L'accord canton-communes-Ville exprime leur engagement commun à "mener une politique culturelle cohérente, solide, durable et inclusive" (tout les quotas rhétoriques de rigueur y sont, en tout cas) et à développer "un partenariat renforcé" entre elles et lui,  Thierry Apothéloz se félicitant de ce que "la nouvelle politique culturelle fixe résolument le rôle du canton comme coordinateur", même si c'est plus parce qu'on ne voit pas qui d'autre pourrait jouer ce rôle que par reconnaissance de sa plus grande compétence dans le domaine culturelle (sinon ce serait à la Ville qu'aurait échu ce rôle, mais  on est à Genève et à Genève tout le monde se méfie de la Ville de Genève... même la Ville de Genève).  Les trois partenaires s'engagent également à conduire leur action "en s'appuyant sur la consultation des actrices et acteurs du domaine de la culture et sur la concertation entre les entités publiques". On notera qu'on consulte les uns et qu'on se concerte avec les autres : la consultation n'engage qu'à l'écoute, la concertation engage au consensus... Un "organe de concertation et de coordination" sera d'ailleurs instauré "dans un esprit de collaboration constructive, visant à des décisions consensuelles".  Les communes (dont la Ville) et le canton s'engagent également à soutenir le principe d'un cofinancement de la création artistique et des institutions culturelles, en s'assurant que les entités subventionnées n'y perdent rien.

Enfin, les trois partenaires de l'accord soutiennent le principe de la "bascule fiscale" dès que les négociations sur le cofinancement des institutions et de la création seront terminées -et elles devront l'être dans les cinq ans. La "bascule fiscale", késako ? Quand les dépenses d'une collectivité publique augmentent en permettant la réduction des dépenses d'une autre collectivité publique, des ressources fiscales sont transférées de la collectivité dont les dépenses baisses vers la collectivité publique dont les dépenses augmentent. Autrement dit, si les dépenses culturelles du canton augmentent et permettent la baisse de celles de la Ville, le taux d'imposition cantonale peut augmenter si le centime additionnel communal baisse.

La politique culturelle envisagée par le projet de loi est ambitieuse, et suppose une augmentation importante des moyens que le canton devrait lui consacrer. L'accord canton-Ville-communes prévoit que le canton investisse 40 millions dans les institutions culturelles plus 11 millions en quatre ans (3,2 millions pour la création, 5,5 millions pour les institutions) -c'est encore loin de ce que consacre la seule Ville de Genève à la culture, mais cela donne au canton une place, un rôle (et des charges) que l'initiative de 2019 exigeait qu'il assume : "c'est la première fois que le canton fait un tel effort financier" pour la culture, a justement noté la ministre cantonale des Finances, Nathalie Fontanet. Qui s'est cependant, en bonne PLR, empressée d'ajouter que "cofinancer ne veut pas dire qu'on va faire plus, mais mieux".

L'effort accru du canton pourrait donc, un nom d'un principe comptable sans grande pertinence culturelle, devoir se traduire par une réduction de celui de la Ville... alors que ce qui devrait plutôt s'imposer, c'est une réaffectation des dépenses culturelles de la Ville vers les acteurs et les champs culturels qui ont besoin d'un soutien accru.

Le Conseil d'Etat, le Conseil administratif et l'Association des Communes genevoises donnent au co-financement de la création artistique et des institutions culturelles sept objectifs :
". Soutenir l’ensemble des étapes du processus de création de la recherche à la diffusion ainsi que les parcours artistiques dans leur globalité
. Garantir une juste rémunération des actrices et acteurs du domaine de la culture ainsi que des conditions de travail de qualité et exemptes de discriminations
. Favoriser le rayonnement de la création artistique genevoise au niveau cantonal, régional, national et international . Encourager l'émergence artistique, les nouvelles formes, l'expérimentation, en particulier à travers la collaboration avec les institutions de formation
. Garantir un accès à la culture pour toutes et tous
. Assurer la préservation et la mise en valeur du patrimoine historique, scientifique et culturel genevois
. Encourager une répartition équilibrée des évènements et lieux culturels sur l'ensemble du territoire cantonal"

Qui pourrait s'opposer à ce que des collectivités publiques se donnent de tels objectifs ? Plus incertaine sera, évidemment, l'adhésion à ce qu'ils signifient et impliquent concrètement, aux charges nouvelles que, forcément, ils contiennent... Or tout se jouera au sein d'un parlement (c'est lui qui se prononcera sur le projet de loi, c'est lui qui se prononcera sur le budget culturel cantonal) qui n'a jamais vraiment manifesté une grande propension à débattre de la politique culturelle (celles et ceux qui ont le sens du devoir politique et citoyen si profondément chevillé à l'âme qu'il y rejoint le siège du masochisme en les incitant à suivre les débats culturels au sein du Grand Conseil et au sein du Conseil municipal de la Ville peuvent mesurer la différence qui les sépare). Si le projet de loi présenté par le Conseil d'Etat devait être accepté par ce parlement que la politique culturelle indiffère, il l'obligera à s'y intéresser, à en débattre, à faire des choix. Et à les assumer. Ce changement-là est peut-être le plus grand que l'on puisse attendre de l'accord passé entre le canton, la Ville et les communes sur la politique culturelle, et du projet de loi qui le met en forme.

Au fond, s'agit.-il d'autre chose que d'une sorte d’alphabétisation forcée d'une partie du monde politique genevois ? 

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