Un principe de l'action politique concrète : le maillon faible

Le droit d'avoir des droits

Il y a, il devrait y avoir,  au coeur d'une action politique dans ce qu'elle peut avoir de plus concret, de plus pragmatique, de plus empirique, quelques principes leur servant de guides. Non des dogmes, ni de ces idées centrales autour desquelles se structurent les autres idées (cela, c'est la définition même de l'idéologie), mais des principes opérationnels, qui encadrent les choix et les propositions. D'entre ces principes, il y a celui du maillon faible. On le résume :  le maillon faible, c'est cette partie la plus fragile d'un ensemble, d'un système, dont le défaut peut mettre en perdition l'ensemble. La solidité de cet ensemble dépend donc de celle de son maillon le plus faible, et cela vaut pour une société : ce qui convient au plus faible ne disconvient pas au plus fort, ce qui convient au plus pauvre ne disconvient pas au plus riche. "Contrairement à la tendance qu'on peut observer dans certains cantons, Genève a décidé de réformer l'aide sociale non pas en diminuant son attractivité, mais en améliorant son efficacité et en la rendant plus juste", écrivait le Conseiller d'Etat Thierry Apothéloz il y a quelques mois, dans l'organe du PS genevois. Démarche socialiste, en effet. "L'accompagnement social (...) ne devra plus se faire sous l'angle du contrôle, mais sous le sceau de la confiance", promet Thierry Apothéloz : "Plutôt que de contrôler et stigmatiser les bénéficiaires" de l'aide sociale, il convient de "leur permettre de vivre dignement, sans reproches et sans jugement"... C'est cela, le principe du maillon faible : quand quelqu'un flanche, on l'aide. Sans condition, sans contrepartie. Pour assurer son droit d'avoir des droits. 

Les besoins sont universels, quand les envies sont particulières

Donc, ce qui convient au plus faible ne disconvient pas au plus fort, ce qui convient au plus pauvre ne disconvient pas au plus riche. Et sur le terrain,ce principe peut, et doit, s'appliquer dans tous les champs de l'action politique concrète : même si un principe s'exprime toujours par des mots, celui-là se traduit forcément par des actes, répondant à des besoins et matérialisant des droits. Car c'est seulement quand un besoin est couvert par une aide à celles et ceux qui n'ont pas les moyens de le couvrir, et que cette aide leur est accordée sans contrepartie, qu'il est répondu universellement à ce besoin. Et que c'est seulement quand un droit est garanti à celles et ceux qui en sont privés qu'il est garanti à toutes est tous. On dira que c'est un principe socialiste ? Ce l'est. Mais après tout, c'est aussi, notamment, un principe chrétien, celui de l'"option préférentielle pour les pauvres", et de quelques contenus éloquents de l'encyclique "De rerum novarum" de Léon XIII, en 1891, même si l'une des intentions de ce texte est de soustraire les ouvriers catholiques à l'influence perverse (forcément perverse) et destructrice du socialisme et du syndicalisme, qu'il y est affirmé que "la théorie socialiste de la propriété collective est absolument à répudier" et que "le premier principe à mettre en avant, c'est que l'homme doit accepter cette nécessité de sa nature qui rend impossible, dans la société civile, l'élévation de tous au même niveau".

Les besoins sont universels, quand les envies sont particulières; les droits fondamentaux sont exhaustifs, quand les moyens de les réaliser sont exemplatifs : le principe du maillon faible résout cette contradiction en s'appuyant sur les besoins et les droits fondamentaux. Et en en déduisant des propositions et, quand on le peut, c'est-à-dire quand on en a le pouvoir, des actes politiques. Qui sont le "maillon faible", dans nos sociétés ? Les pauvres, les migrant.es, les malades, les personnes affligées d'un handicap... et au sein de chacun de ces groupes,  les enfants, les femmes, plus faibles encore que le groupe lui-même.

Ainsi, lorsque nous aurons institué la gratuité des transports publics, il importera peu que ceux qui auraient les moyens de les payer n'aient plus à le faire : la gratuité, c'est le moyen du droit de se déplacer; lorsque nous aurons réduit le temps de travail à 32 heures par semaine, il importera peu que les cadres supérieurs de la fonction publique en bénéficient: le réduction du temps de travail, c'est le droit de toutes et tous à plus de temps pour soi; lorsque nous aurons instauré un revenu minimum inconditionnel, il importera peu que le touchent des gens dont le revenu excède largement les besoins : le revenu minimum, c'est le droit de toutes et tous aux moyens de vivre dignement; nous avons à Genève instauré un salaire minimum légal dont bénéficient les travailleuses et les travailleurs qui auparavant étaient payés en-dessous de ce minimum : celles et ceux qui étaient payés largement au-dessus n'y ont rien perdu; nous soutenons la construction de plus de logements sociaux, et d'entre eux, de plus de HBM : les propriétaires d'appartements de luxe n'en seront pas expropriés.

Dans tous nos débats budgétaires, en cette fin d'année où à tous les niveaux de l'institution politique on les voit se succéder et s'additionner, plutôt que l'obsession des équilibres comptables, c'est à l'obsession du maillon faible que nous devrions céder lorsque nous déciderons de l'allocation des ressources publiques.

N'attendons pas que que l'obscurité des marges éblouisse et que le silence des exclus fasse plus de bruit que les jérémiades des "classes moyennes" pour (re)prendre conscience que toute action politique est sociale et donne réponse à cette question : à qui profitent nos décisions, nos choix, nos arbitrages ? A ceux qui doivent en bénéficier pour que leurs droits soient respectés et leurs besoins couverts, ou à ceux qui n'en attendent que la satisfaction de leurs envies ? 

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