Une urgence pérenne est-elle encore une urgence ?
Ad libitum
A chaque fin d'année, il est de
coutume d'en faire une sorte de bilan, suivi, deux semaines
plus tard, du catalogue de bonnes (ir)résolutions pour l'année
à venir. Nous y sommes, à cette charnière, la sachant fictive
puisqu'elle ne tient qu'à l'arbitraire d'un calendrier parmi
d'autre. Et nous savons déjà, aussi, que sur quoi va se clore
2022 en Ukraine, en Afghanistan, en Iran,
sur les routes de la migration, sera ce sur
quoi s'ouvrira 2023. Et que les deux urgences qui nous
requièrent depuis des années, l'urgence climatique et l'urgence
sociale, exigeront toujours qu'on y réponde l'année prochaine,
les années suivantes, et pour des décennies, des générations
encore. Sont-ce encore des urgences, ou sont-elles devenues des
permanences de notre condition humaine ?
Nous ne sommes rien. Nous pouvons donc tout. Même tout changer pour que rien ne change.
Nous sortons d'une année dans laquelle nous sommes
entrés juste avant l'armée russe en Ukraine. Et la guerre,
depuis s'est installée. On a beaucoup lu, entendu, ce constat
navré : "la guerre est revenue en Europe". Comme si elle l'avait
vraiment quittée. La Yougoslavie, ce n'était donc pas en Europe
? La guerre va durer, en Ukraine, puisque celui qui l'a
déclenchée ne veut pas y mettre fin, ni ne peut la gagner. Elle
va durer autant que lui, sa guerre. Peut-elle s'arrêter avec sa
chute, à lui ? Nos espoirs sont ténus. On voudrait bien que 2023
soit l'année de la chute de Poutine, mais on ne s'y attend
guère. Etqui gagnerait à ce qu'un loubard soit remplacé par un
soudard ? Il nous revient alors le chant, poignant, de
l'Innocent, dans le Boris Godunov de Moussorgky : "pleure,
peuple russe, peuple de la faim"...
Que reste-t-il pour nous laisser espérer que ce
qui peut advenir ne soit pas, forcément de l'ordre du pire ? On
cherche. On se dit que le pire, forcément, ce ne sera pas pour
nous, qui vivons une inflation à trois ou quatre pourcent comme
une catastrophe, quand elle est de cent pour cent ailleurs (en
Argentine, par exemple)... et que si une religion de
substitution ne remplit pas les ventres vides, elle peut faire
oublier un temps une colère qui pourrait être dangereuse pour
l'ordre social et son "panem et circensens"... sine pane. Nous
traversons une crise énergétique ? nous, ici, la traversons
sans grand dommage. Et puis, l'avenir n'est-il pas radieux ? Une
expérience américaine de fusion nucléaire a réussi : on pourrait
ainsi produire de l'énergie à partir d'une source infiniment
renouvelable. La même promesse était attachée, il y a quarante
ans, à un projet bien français, et presque voisin, celui du
Surgénérateur SuperPhénix de Creys-Malville... Projet
abandonné, mais renaissant (Phénix oglibe...). Le paradis sur
terre nous est enfin promis : plus personne pour reprocher à
personne d'aller faire ses achats en SUV dans les rues basses
avant de prendre l'avion pour rejoindre les pistes de neige
artificielle d'une station de ski d'Arabie Saoudite.
Si nous sommes capables du pire, c’est que nous sommes capables du meilleur. Qu’est-ce qui nous pousse à l’un et nous retient d’aller à l’autre ? Comme sa maîtrise, la destruction du monde se fait en silence. Lors même que le commentaire des luttes fait plus de bruit que les luttes elles-mêmes, ce sont elles qui décident ; il en va de même du mouvement de contestation de l’ordre du monde : le fatras de commentaires qu’il suscite peut toujours couvrir son action, et l’image du commentateur cacher celle de l’acteur, la surprise restera celle de la victoire du second, jusque dans sa défaite apparente : « Our agony is our triumph », affirmèrent Sacco et Vanzetti.
Quand règne le consentement général et la résignation commune, la désobéissance est plus qu’un droit : étant l’exception, elle est la panacée. Affaire intime autant qu’enjeu collectif, mais ne déléguant rien de notre responsabilités à d’autres, elle remédie à nos compromissions, nos complicités, nos aplaventrissements et nos routines. Irréductible et irremplaçable, elle renvoie au premier mot par lequel le dernier préhominien est devenu le premier humain : « non ! ». L’humanité est toute entière dans la désobéissance des humains : sans elle, l’espèce aurait disparu. Il a fallu que l’homme désobéisse à la nature pour que l’espèce humaine survive. C’est la première révolution. Et à l’origine de toutes les révolutions il y a la révolte contre l’ordre des choses.
Nous serons toujours moins radicaux que le moment dans lequel nous sommes.
Nous ne sommes rien. Nous pouvons donc tout. Même tout changer pour que rien ne change.
Bonne année MMXXIII
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