Aide sociale et lutte contre la précarité : La droite procrastine

Le 10 janvier, la majorité de droite (MCG, PLR, UDC, PDC) de la commission des affaires sociales du Grand Conseil genevois a refusé d'entrer en matière sur le projet de loi du Conseil d'Etat sur l'aide sociale et la lutte contre la précarité. Elle l'a fait, après treize séances et trente auditions, dans une absolue hypocrisie, en assurant que le projet était bon, et qu'elle ne refusait d'entrer en sa matière que pour pouvoir le renvoyer en commission, pour un tour. Le projet est bon ? Pas son auteur : il est socialiste, c'est le Conseiller d'Etat Thierry Apothéloz. Et on est à trois mois des élections cantonales. Et Thierry Apothéloz est candidat à un nouveau mandat. Et à trois mois des élections, on ne fait pas à un candidat d'un parti adversaire le cadeau d'accepter son projet. Même s'il est bon. Surtout s'il est bon. Mais qu'on ne peut pas le refuser, puisqu'il est bon, ni l'accepter, puisque son auteur n'est pas le bon. Et comme on ne veut pas passer pour des salauds, puisque le projet vise à améliorer la situation des plus pauvres et des plus précaires, on décide de passer pour des hypocrites. On procrastine. On noie le poisson. On traîne des pieds le plus longtemps possible, alors même qu'on avait demandé (par une motion, en mai 2021) de proposer rapidement sur une réforme. "Ce sont les plus vulnérables qui font les frais de ce ping-pong politique, résume Thierry Apothéloz. La population la plus précaire (les 15 % de la population qui touchent une aide sociale), mais aussi le personnel des associations de terrain, des instances publiques (notamment de l'Hospice général), des services municipaux qui suppléent au canton ou l'épaulent. Mais que pèsent-ils, dans les calculs politiciens de la droite genevoise ?

Ce n'est pas de larmes dont le combat contre la pauvreté a besoin

"Contrairement à la tendance qu'on peut observer dans certains cantons, Genève a décidé de réformer l'aide sociale non pas en diminuant son attractivité, mais en améliorant son efficacité et en la rendant plus juste", écrivait de son projet de loi sur l'aide sociale et la lutte contre la précarité le Conseiller d'Etat Thierry Apothéloz il y a quelques mois, dans l'organe du PS genevois. Démarche socialiste, en effet, non au sens partisan mais au sens politique, "idéologique" si l'on veut (l'idéologie étant un ensemble d'idées structurées autour d'une idée centrale, et démarche queée  Conseil d'Etat avait soutenu en adoptant le projet de de loi, qui devait donc être présenté au Grand Conseil pour une entrée en vigueur que le Conseiller d'Etat socialiste espérait, audacieusement, au 1er janvier 2023, avant de se résigner à ce que ce ne soit, au mieux, qu'un an plus tard.

Qu'ambitionne le projet ? que "L'accompagnement social (...) ne (se fasse plus)  sous l'angle du contrôle, mais sous le sceau de la confiance", résume Thierry Apothéloz : "Plutôt que de contrôler et stigmatiser les bénéficiaires" de l'aide sociale, il convient de "leur permettre de vivre dignement, sans reproches et sans jugement"... Cette réforme du dispositif genevois d'aide sociale interviendrait dix ans après l'adoption de la loi sur l'insertion et l'aide individuelle (LIASI), dont les résultats ne suscitent guère l'enthousiasme : en douze ans, le nombre de dossiers d'aide sociale a crû de 76 % (plus de sept fois l'augmentation de la population), et la durée des aides a dépassé quatre ans, passant de 44 à 54 mois, depuis 2015. Le nouveau dispositif proposé valorise les emplois à temps très partiel, crée une plateforme entre l'Hospice général et les employeurs pour l'insertion des bénéficiaires de l'aide sociale, prolonge de trois mois l'aide sociale aux indépendants (elle passerait de trois à six mois renouvelables), repousse à l'âge de 30 ans la possibilité de recevoir une aide à la reconversion professionnelle, et simplifie les procédures administratives pour que les travailleurs sociaux puissent consacrer plus de leur temps à l'accompagnement des bénéficiaires (l'Hospice Général devrait bénéficier de 130 postes supplémentaires entre 2019 et 2022). La réforme améliorerait le suivi social et les possibilités de formation et de réinsertion professionnelles, renforcerait l'aide au logement et au maintien de son logement en cas d'arriérés de loyer, promouvrait le désendettement, modifierait les barèmes de l'aide sociale pour mieux prendre en compte la charge des enfants, accroîtrait la franchise sur le revenu du travail dans la fixation du montant de l'aide sociale, prendrait mieux en compte l'état de santé des personnes concernées, renforcerait l'action des communes dans l'action de proximité (les communes qui ne s'en sont pas dotées devront mettre en place un dispositif offrant des prestations minimales d'information et d'orientation sociale) et le partenariat entre le canton, les communes et l'Hospice Général. Il s'agit donc à la fois de rompre le cercle vicieux de l'augmentation continue des dossiers suivie par l'Hospice Général et de l'échec de la promotion de l'insertion professionnelle par la loi en vigueur, la LIASI. L'ensemble des mesures proposées devrait améliorer la situation de 95 % des personnes aidées, en ne péjorant en rien celle des 5 % restant, et réduire la durée moyenne d'assistance.

La gauche prendra garde à ne pas réduire son discours et ses programmes à ce que Evelyne Pieiller, dans "Le Monde Diplomatique" de janvier 2022, désignait comme "la mise en avant d'une bonté collective -que peuvent pratiquer tous les humanistes, de droite ou de gauche". Pour elle, et pour nous,  si on ne "repolitise" pas les enjeux sociaux, le risque est de les voir "s'affadir dans la sentimentalité". Une sentimentalité  qui ne remettrait rien en cause de ce qui la fait pleurer. Or ce n'est pas de larmes dont le combat contre la pauvreté a besoin, mais, précisément, de lutte politique, sociale et économique.  Et c'est bien de cette lutte dont il s'agit, à Genève comme ailleurs : le jeu de la montre à laquelle se livre la droite genevoise aura au moins eu le mérite -mais c'est le seul- de nous le confirmer en "repolitisant" à sa manière, politicienne plus que politique, les enjeux sociaux.


Commentaires

Articles les plus consultés