La Suisse siège au Conseil de Sécurité de l'ONU...

 

Un siège, vraiment ?

La Suisse siège, pour la première fois et pour deux ans, au sein du Conseil de Sécurité de l'ONU, qu'elle présidera même pour six mois, entre mai et octobre. En pleine crise née de la guerre d'Ukraine. Comment concilier le principe de neutralité avec la participation à une instance constamment saisie de propositions de condamnation de l'invasion russe, mais qui ne peut les accepter puisque la Russie y dispose d'un droit de veto ? Et que faire au sein de cette instance, comment l'utiliser ? "La neutralité n'est pas une fin en soi, mais un instrument de la politique étrangère et de sécurité de la Suisse", explique le Conseil fédéral. Qui conclut : "La neutralité et le statut de membre du Conseil de sécurité sont compatibles", puisque "le système de sécurité universel de l'ONU, qui repose sur l'interdiction générale du recours à la force, poursuit les mêmes objectifs (que la Suisse) : promouvoir la paix et la sécurité". Avec la même efficacité que face au conflit en Ukraine ? Un siège au Conseil de Sécurité sans être l'un de ses cinq membres permanents, détenteurs d'un droit de veto, ne ressemble-t-il pas à un strapontin ?

Faire affaires avec n'importe qui, tout en le maudissant in pectore ?

La commission de politique de sécurité du Conseil national avait adopté une motion socialiste autorisant une réexportation d'armement suisse vers un pays victime d'une attaque condamnée par le Conseil de Sécurité de l'ONU (condamnation improbable compte tenu du droit de veto dont disposent les cinq principales puissances nucléaires) ou les deux tiers de l'Assemblée générale. Evoquant la possibilité de revenir sur l'interdiction de réexportation vers l'Ukraine d'armes suisses vendues à d'autres que l'Ukraine, interdiction découlant d'une loi votée par le parlement, le Conseiller fédéral Parmelin a expliqué qu'on ne pouvait pas passer outre cette interdiction, et qu'il fallait donc changer la loi. Et résumé cet argument par "Ce que Dieu a fait, seul Dieu peut le défaire". Qu'est-ce que Dieu vient faire dans ce débat ? Certes, il est partout, même en tête de la Constitution fédérale, puisqu'il est omniprésent, mais alors pourquoi le convoquer ? Sauf que "Dieu", là, c'est le parlement fédéral. dont les membres passent ainsi du statut d'élus du peuple à celui d'archanges.  Et qui sont les seuls à pouvoir assouplir une loi qu'ils avaient eux-mêmes durcies (encore que l'aval du peuple serait tout de même probablement nécessaire, puisque cet assouplissement serait soumis au référendum facultatif). C'est d'ailleurs le parlement qui discute en ce moment d'un changement de la loi. Et on n'y observe pas de clivage gauche-droite, mais des contradictions dans chaque camp : une majorité de parlementaires socialistes sont partisans d'autoriser la réexportations de matériel militaire suisse vers l'Ukraine, mais une minorité s'y opposent, comme les Verts. A droite, le PLR soutient la réexportation (mais apparemment plus pour défendre les intérêts de l'industrie suisse d'armement que pour défendre l'Ukraine, alors que l'UDC s'y oppose, au nom de la neutralité. Au sein de l'opinion publique non plus, il n'y a de majorité claire pour l'une ou l'autre position : un sondage du SonntagsBlick donne 55 % de partisans de la réexportation contre 45 % d'opposants, mais 41 % de partisans de plus de neutralité et autant de partisans d'un engagement aux côtés de l'Ukraine, et 49 % des sondés sont défavorables (contre 43 % de favorables) à l'initiative annoncée par l'UDC pour en revenir à une neutralité stricte, interdisant non seulement les réexportations d'armes (mais pas les exportations...) mais aussi (ou surtout ?) la reprise de sanctions économiques internationales. Et un autre sondage (Serono) donne 59 % de réponses estimant que les sanctions ne violent pas la neutralité, contre seulement 12 % estimant . clairement  qu'elles la violent (avis partagé cependant par 35 35 % des sondés de 18 à 35 ans, contre 22 % de ceux de plus de 55 ans)

Le débat en Suisse porte donc plus sur la neutralité que sur l'Ukraine. Le ministre ukrainien des Affaires étrangères, Dmytro Kuleba ne voit pas de contradiction entre la neutralité et le soutien militaire à "un pays qui se défend lui-même contre une agression extérieure". La neutralité en effet n'exclut pas l'engagement aux côtés d'un pays agressé, mais elle exclut tout de même un engagement militaire -qui de toute façon, quelque soit sa forme, ne serait pas de nature à modifier le rapport des forces dans un conflit majeur, comme celui naissant de l'agression russe de l'Ukraine. Au fond, il ne servirait qu'à nous donner bonne conscience. Et puis, que vaut une neutralité qui autorise la vente de matériel militaire à des pays étrangers mais pas de les utiliser quand vient la guerre, c'est-à-dire ce qui, précisément, nécessite de les utiliser ?

Le droit de la neutralité, droit international, et celui, national, sur l'exportation de matériel de guerre laissent à la Suisse des marges d'interprétation et de manoeuvre que des partis pressent le Conseil fédéral d'utiliser -mais à quel prix politique ? Le droit de la neutralité interdit certes à la Confédération d'intégrer une alliance militaire et d'envoyer des troupes ou du matériel de guerre dans un conflit extérieur, mais n'interdit pas à des entreprises privées d'exporter un tel matériel. Elle ne l'interdit d'ailleurs pas non plus à la Confédération elle-même de le faire "si des circonstances exceptionnelles l'exigent" -or c'est le Conseil fédéral lui-même qui, en substance, qualifie la guerre d'Ukraine de circonstance exceptionnelle. En outre, bien des armes et des matériels militaires exportés par la Suisse se retrouvent utilisés dans des conflits à l'étranger, y compris des guerres civiles. Rheinmetall Defence, à Oerlikon, fabrique un système de tir pour des lance-roquettes utilisées par l'Arabie Saoudite dans sa salle guerre au Yemen (l'entreprise en a vendu pour 70 millions de francs en cinq ans). Ruag, à Thoune (une entreprise en mains publiques) fabrique des grenades utilisées dans la guerre civile syrienne. La filiale suisse du groupe norvégien Nammo fabrique des fusibles de munitions pour un lance-roquettes (M72) utilisé en Irak et en Afghanistan. B&T, à Thoune, qui fabrique des fusils pour snipers dont des répliques sous licence ont été utilisées contre des manifestants en Ukraine alors gouvernée par des pro-russes... Et de toute façon, neutre,  la Suisse ne l'a jamais été depuis la fin d'une Guerre Mondiale lors de laquelle, rappelle Andy Gross, en Suisse on travaillait six jours sur sept pour l'Allemagne et on priait le septième jour pour la victoire des Alliés (occidentaux)...

On a fait de la neutralité un dogme alors qu'elle n'est qu'un instrument -et qu'elle ne s'applique qu'à l'Etat, pas aux entreprises ni aux citoyens. La question de la rééexportation de matériel militaire suisse est donc une pure question politique, au sens le plus pragmatique et le plus opportuniste qu'on peut donner au terme «politique». En appliquant les sanctions européennes contre la Russie, la Suisse a d'ailleurs déjà pris, même en tergiversant une semaine, et en cédant finalement aux pressions européennes et américaines, une décision politique contraire à une conception dogmatique de la neutralité. Mais elle n'est pas allé jusqu'à engager une traque aux fonds des oligarques russes, et leur a laissé le temps de passer en d'autres mains (amies), ou sous d'autres cieux. La gestion des avoirs des kleptocrates, et des méthodes par lesquelles ils peuvent échapper à la fois au fisc et aux sanctions, est en effet un écosystème florissant, fait des réseaux de complicité et de facilitation des transferts, peuplé d'une armée de conseillers financiers et juridiques, de gestionnaires de fortune, de courtiers immobiliers et de vendeurs de biens de luxe (montres, bijoux, oeuvres d'art, voitures et bateaux...), de comptables, de lobbyistes. Les plus riches entretiennent à millions cet écosystème... qui leur permet de planquer des milliards.

Mais au fond,  la neutralité suisse ne se résumerait-elle pas à cela : faire affaires avec n'importe qui, tout en le maudissant in pectore ?

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