La question du travail derrière le débat sur les retraites

Combien de temps laisser au temps ?

Le 5 avril, la Première ministre française Elisabeth Borne recevait les représentants des huit organisations de l'intersyndicale, arrivés ensemble -et repartis ensemble après une heure de dialogue de sourds, suivi en direct par le président Macron. La réunion n'aura finalement servi qu'à confirmer la profondeur des divergences entre le gouvernement, qui voulait entamer les discussions autour d'une futur loi sur le travail, et les syndicats, qui ne veulent pas discuter d'autre chose que de l'abandon du report de 62 à 64 ans de l'âge de la retraite.C'est que le débat sur les retraites renvoie, forcément, à la question du travail -de son rythme, de sa durée (journalière, hebdomadaire, sur toute la vie) et de son sens. La sociologue Dominique Méda écrit dans "Le Monde" du 16 avril que "les débats suscités par la réforme des retraites ont eu l'immense mérite de faire prendre conscience de l'ampleur de la crise du travail à une large partie de l'opinion publique et des responsables politiques". Mais pas à tous ces responsables : "Dans l'ensemble, les gens savent qu'il faut travailler un peu plus longtemps, en moyenne, tous"  assure Emmanuel Macron... "un peu plus longtemps", c'est combien de temps, Monsieur le président ? combien d'heures en plus la journée et la semaine, combien d'années de plus avant la retraite ? Et combien d'années de vie pleine après la retraite ? Combien de temps à laisser au temps ?

Défendre les travailleurs avant les emplois, les personnes avant le travail...

Selon l'enquête 2019 menée par la Dares (la direction de la recherche, des études et des statistiques françaises), 37 % des actifs occupés déclaraient ne pas se sentir capables de tenir dans leur travail jusqu'à la retraite -une proportion montant à 39 % chez les ouvriers. Et la France, rappelle Dominique Meda, détient "la triste palme en Europe en matière d'accidents du travail -mortels comme non mortels". Le travail, en effet, tue. Et pas seulement en France. Il tue brutalement, par des accidents du travail ou le suicide, ou à petit feu, par l'épuisement ou les maladies professionnelles. Et si la génération arrivant à l'âge de la retraite a encore été élevée dans le culte du travail, ou la résignation au travail, la génération qui entre dans ce qu'on appelle, stupidement, la "vie active" (comme s'il n'y avait d'activité que professionnelle et rémunérée, comme si les "femmes au foyer" n'étaient pas actives, ni les militantes et les militants associatifs ou caritatifs...) prend déjà distance avec le travail comme valeur fondamentale, du moins quand il est précisément lié à une rémunération. Ironiquement, cette génération née au tournant du siècle peut reprendre à son compte la phrase d'un homme mort trente ans avant qu'elle pousse ses premiers vagissements : "Et qu'on ne me parle pas, après cela, du travail, je veux dire de la valeur morale du travail. Je suis contraint d'accepter l'idée du travail comme nécessité matérielle, à cet égard je suis on ne peut plus favorable à sa meilleure, à sa plus juste répartition. Que les sinistres obligations de la vie me l'imposent, soit, qu'on me demande d'y croire, de révérer le mien ou celui des autres, jamais" (André Breton, Nadja).

Aux USA, on parle désormais de "Big Quit", de "grande démission" : 48 millions d'Américains ont quitté leur emploi en 2021. La première raison qui les y poussent, selon les économistes Thomas Courrot et Coralie Perez, n'est pas l'insuffisance de la rémunération ou la pénibilité du travail, c'est la perte de sens du travail. Ce que cela met en cause, ce n'est pas l'emploi, mais le travail lui-même, et son utilité, non pour le travailleur lui-même, mais pour les autres, pour la société. Il y a aussi le critère de la cohérence entre le travail et les valeurs morales, éthiques, du travailleur : ne pas faire quelque chose que l'on désapprouverait : par exemple, dans les hôpitaux, trier les malades, choisir ceux que l'on soigne, racourcir le plus possible les séjours hospitaliers. Thomas Courrot et Coralie Perez résument : "la recherche de sens au travail est une aspiration révolutionnaire : elle est en contradiction avec les modes de gouvernance et d'organisation actuels". Le capitalisme, en effet, n'est pas une captation du produit du travail, mais du temps passé à travailler...

Le travail, rémunéré ou non, devrait, pour ne pas être ce vol du temps,  permettre à qui travaille d'apprendre quelque chose, de mettre en œuvre ses compétences, et de les accroître. Or les formes contemporaines de travail rémunéré le rendent de plus en plus abstrait, soumis au pouvoir des chiffres, aux contraintes actionnariales, à des successions de gouvernance d'entreprise contradictoires et, dans les services publics, à l'application des règles prévalant dans les entreprises privées. Les travailleuses et les travailleurs sont de plus en plus éloignés des décisions qui déterminent leur travail, et n'en perçoivent souvent  plus le sen -sauf peut-être, ironiquement, quant ils et elles sont au nombre des moins qualifiée et des moins bien payés :   les assistantes maternelles, les aide-infirmières, les travailleurs du gros œuvre dans la construction, les aides à domicile, les employés de la voirie, les nettoyeurs et les nettoyeuses -celles et ceux qu'on applaudissait dans les premiers temps de la pandémie savent à quoi ils servent, à quoi et à qui sert leur travail, et ce qu'il vaut.

Pour la gauche, pour les syndicats, l'enjeu est considérable :  il s'agit de défendre les travailleurs avant les emplois, le "travailler moins pour travailler tous", les personnes avant le travail, dans un monde où les usines ne sont plus des bâtiments, des lieux spécifiques de production, mais sont, comme Toni Negri en avait eu l'intuition, les villes, devenues usines à la place des usines. De cette évolution, deux identités sortent en lambeaux : celle du travailleur et celle du citoyen. Dès lors, le combat pour la réduction du temps de travail -du temps journalier, du temps hebdomadaire, du temps de vie- redevient le combat prioritaire qu'il n'aurait dû cesser d'être.

Marx : "Lorsque, dans sa forme immédiate, le travail aura cessé d'être la grande source de la richesse, le temps de travail cessera et devra cesse d'être la mesure du travail, comme la valeur d'échange cessera d'être la mesure de la valeur d'usage. Le surtravail des masses humaines cessera d'être la condition du développement de la richesse générale; de même -apanage de quelques-uns- l'oisiveté ne sera plus une condition du développement des facultés générales du cerveau humain". Et encore : "A la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures (...). C'est au-delà que commence l'épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté qui, cependant, ne peut fleurir qu'en se fondant sur le règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération". 

On mesure ici l'importance que peut avoir un vote populaire comme celui agendé à Genève le mois prochain, sur l'initiative "1000 emplois", qui enjoint à l'Etat d'encourager "les entreprises et les secteurs économiques publics et privés à réduire significativement la durée du travail sans réduction de salaire, de manière à atteindre en 2030 la semaine de 32 heures pour un temps complet". Et l'argumentaire de l'initiative rappelle qu'"après avoir reculé dans les années 50 puis 70, la durée du travail stagne depuis les années 90 autour de 42 heures hebdomadaires en Suisse en 41 à Genève. Elle reste une des plus élevées d'Europe alors que l'Allemagne est à 34,5 heures et la France à 36,1. Or l'évolution technologique donne, grâce à l'augmentation de la productivité du travail, de nouvelles possibilités de réduire le temps de travail nécessaire à assurer à la population les services et les prestations dont elle a besoin, y compris des services nouveaux et des prestations nouvelles. Selon les choix que nous ferons, l'innovation technologique produira du chômage de masse ou de la liberté, personnelle et collective.

Herbert Marcuse : "Puisque la longueur de la journée de travail est elle-même un des principaux facteurs répressifs imposés au principe de plaisir par le principe de réalité, la réduction de la journée de travail au point que la quantité de temps de travail n'arrête plus le développement humain, est la première condition préalable de la liberté". Il ne nous reste à qu'à la remplir, cette condition.







Commentaires

  1. Pas sûr que ce soit une bonne idée d’invoquer Marx pour inciter à voter OUI aux « 1’000 emplois ». Sa philosophie tant proclamée dans les pays de l’EST n’a guère été une réussite. Où sont les pays qui ont adopté victorieusement ces magnifiques maximes sur le travail. Qui croit encore à ces utopies?

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