Présidentielle turque : Erdogan, comme prévu

Le faux calcul de l'opposition

Comme il était prévisible après un premier tour où, s'il avait pour la première fois été mis en ballottage, il avait tout de même frôlé la majorité absolue, Recep Tayyip  Erdogan a été réélu à la présidence de la Turquie, avec 52,14% des voix contre 47,86% pour le candidat d'une improbable coalition d’opposition, Kemal  Kılıçdaroglu. La participation a été massive (84 %), mais un peu moins que lors du premier tour (89 %).  L'avance du président sortant sur son concurrent est telle(elle est du même ordre, que celle qui les séparait au premier tour) que le résultat final semble difficilement contestable, si son chiffrage l'est. Il n'empêche que même si elle a été défaite, en grande partie d'ailleurs par sa propre faute, l'opposition a réussi à rassembler près de la moitié des votes : c'est considérable, dans un pays où les media publics sont sous la botte du camp présidentiel et où la répression s'abat depuis des années sur le principal part de gauche, le HDP,  à base kurde. «En dépit de toutes les pressions, la volonté du peuple d’en finir avec l’autoritarisme s’est manifestée par cette élection», a déclaré Kemal  Kılıçdaroglu, qui a promis : «Nous continuerons à lutter jusqu’à ce que la démocratie soit rétablie. Notre marche continue». On ne peut que le souhaiter pour la Turquie. Mais on ne peut aussi que souhaiter que l'opposition démocratique, laïque, républicaine, non nationaliste, ne commette plus l'erreur commise ce printemps : caresser l'extrême-droite dans le sens du poil nationaliste et xénophobe. Cette surenchère rhétorique, et démagogique, n'a pas eu l'effet escompté. Et peut-être même a-t-elle contribué à priver l'opposition d'une possible victoire : si elle lui a peut-être  permis de rallier des votes ultranationalistes, elle lui a sans doute coûté des votes de gauche, et des votes kurdes : pourquoi voter pour un  candidat qui surenchérit sur Erdogan ? cinq points de participation en moins entre les deux tours, c'est plus d'électrices et d'électeurs renonçant à voter qu'il en a manqué à Kemal  Kılıçdaroglu pour gagner...

Deux Turquie face à face. Dont l'une a tous les pouvoirs.

A quoi a tenu la réelection d'Erdogan, malgré la crise économique, la corruption, le séisme ? Sans doute au clientélisme du président et de son parti : les bénéficiaires de ce que pouvoir en place a distribué en subventions, en aides sociales, en logements, en crédits, en emploi, craignaient trop de les perdre pour prendre le risque de faire tomber le Sultan. Nombre d'entre eux ont sans doute voté Erdogan en faisant le même geste que firent en face des électeurs de Kilçdaroglu : se boucher le nez. En outre, le débat électoral a été marqué par une inégalité considérable d'accès aux media: Erdogan et ses soutiens ont bénéficié de soixante fois plus de temps d'antenne radio et télévision que le camp de Kılıçdaroglu. Enfin, les trois millions et demi de Turcs de l'étranger ont (sauf là où ils sont plus souvent qu'ailleurs kurdes, comme en Suède et en Suisse) plus massivement voté pour Erdogan que les Turcs de Turquie. 

Au soir de sa réelection, Erdogan a appelé les Turcs à se réunir. Il avait pourtant passé toute la campagne à les diviser, dans une rhétorique du "nous" (les bons Turcs, nationalistes et musulmans sunnites) et "eux" (les laïcs, les Kurdes, les alévis). Il accusait son adversaire d'être un traître (et un alcoolique) allié au PKK kurde, organisation qualifiée de terroriste. Sa réelection laisse deux Turquie face à face. Dont l'une dispose de tous les leviers de pouvoir : la présidence, le parlement, les media et, purgées, la Justice, la police, l'armée, les mosquées.

La campagne du premier tour de Kilçdaroglu était irénique, réconciliatrice, apaisante -celle du deuxième tour était anxiogène et xénophobe : puisque la Turquie avait voté à droite aux législatives, c'était à droite qu'il fallait chercher les voix qui avaient manqué il y a deux semaines. D'où le calamiteux virage xénophobe et sécuritaire du candidat de l'opposition. Mais cette opposition était déjà, en fait une coalition d'oppositions totalement contradictoires : il n'y a rien de commun, politiquement, entre le HDP et des ultranationalistes du genre, quasiment partisans d'une épuration ethnique (et négationnistes du génocide arménien). Il fallait, pour l'ex-coprésident, emprisonné, du HDP, Selahattin Demirtas, "donner une chance au pays de respirer", et le seul moyen de cette chance, le seul moyen de se dépêtrer d'Erdogan, c'était de voter pour pour Kemal Kilçdaroglu. Il a fallu au HDP, et aux Kurdes, bien du pragmatisme pour voter, comme ils l'ont fait, en faveur d'un candidat ayant fait alliance avec des partis d'extrême-droite, viscéralement antikurdes. Avec, pour aggraver encore leur situation, un parlement qui s'est encore droitisé, il va leur falloir, pour traverser ce nouveau mandat d'Erdogan, bien de la force de résistance. Et bien de la solidarité internationale.

"Les plus beaux de nos jours sont ceux que nous n’avons pas encore vécus" (Nâzim Hikmet)

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