Turquie : Erdogan vacille, mais ne tombe pas (encore)...

La tournée de raki attendra...

La République turque célèbre cette année le centenaire de sa fondation par Mustafa Kemal (Atatürk) par les élections les plus importantes depuis un bon demi-siècle : une élection présidentielle, une élection législative, à la proportionnelle. A l'heure où on écrit, le président sortant, Recep Tayyip Erdogan serait contraint (de justesse) à un deuxième tour, le 28 mai, ce qui, même s'il est en tête du premier tour, serait déjà, pour lui, une défaite face au candidat de la coalition d'opposition, Kemal Kiliçdaroglu, qui obtiendrait 45 % des suffrages. En revanche, son parti islamo-conservateur, l'AKP, sortirait largement en tête de la législative, avec, selon des résultats provisoires, 267 sièges (322 pour l'ensemble de sa coalition) sur les 600 de l'Assemblée, loin devant le parti kémaliste (et plus ou moins social-démocrate) de Kiliçdaroglu, qui obtiendrait 170 sièges, et la coalition de gauche et écologiste constituée autour du HDP kurde, avec 62 sièges. Or l'un des points du programme du candidat de l'opposition à la présidence est la restauration d'une démocratie parlementaire... La télévision turque a montré un Erdogan flageolant glisser son bulletin de vote dans l'urne. Erdogan vacille, mais n'est pas encore tombé, ni son régime. La bouteille de raki qu'on avait mise au frais en espérant se la siffler avec des copains kurdes au kebab du coin, et le duduk qu'on avait sorti de son tiroir, on se les garde en attente d'un second tour encore incertain...

Les Kurdes, les jeunes, les femmes décideront...

On a sous-estimé le poids d'une Turquie conservatrice, et sur-estimé celui d'une Turquie qui nous ressemble : urbaine, démocrate, tolérante, de gauche... Et on était, de toute évidence, trop optimistes en espérant, sur la base des sondages et en les prenant pour des prévisions (ce qu'ils ne sont jamais), qu'en Turquie le candidat de la coalition d'opposition, Kemal Kiliçdaroglu, allait pouvoir dès le premier tour supplanter le président sortant, Recep Tayyip Erdogan (les derniers sondages donnait six points d'avance à Kiliçdaroglu, les derniers résultats provisoires lui infligent cinq points de retard...) et lui ravir un pouvoir qu'il détient, comme Premier ministre puis comme Président, depuis vingt ans -bien assez longtemps pour se doter de tous les instruments nécessaires pour gagner toutes les élections auxquelles lui ou son parti ont été confrontés. Il n'avait pas besoin de faire comme Poutine, rendre les élections insignifiantes : il avait juste besoin de s'assurer de pouvoir les gagner, démocratiquement. En multipliant les clientèles, en confortant sa base électorale islamo-conservatrice, y compris à l'étranger (un millier de mosquées contrôlées par le ministère turc des Affaires religieuses se sont mobilisées en Allemagne pour amener les électeurs d'Erdogan aux urnes). En muselant les media. Et en agitant le spectre de l'insécurité et du désordre en cas d'élection de son adversaire -l'argument a sans doute porté, d'autant que le parti d'Erdogan et ses alliés contrôleront le parlement même si Kiliçdaroglu était élu à la présidence. 

Erdogan n'en sera pas moins, si les résultats se confirment (200'000 volontaires ont observé les votes dans les locaux), obligé pour la première fois  à un deuxième tour, face à un candidat qui peut encore le battre. Parce que vingt ans de pouvoir, c'est aussi le temps nécessaire pour lasser. Surtout quand s'abat sur la Turquie une crise économique ravageuse, et qu'un séisme, en février dernier, a fait plus de 50'000 morts, plus de 100'000 blessés et trois millions de déplacés, mettant en évidence la corruption liée au secteur immobilier et des grands travaux, l'inefficacité et l'impréparation de l'Etat face à la catastrophe.

Depuis fin novembre 2021, les manifestations contre la vie chère et la politique économique du gouvernement et du président se sont succédées en Turquie, répondant à une inflation d'au moins 50 % en un an (mais sans doute du double) ,encouragée par la baisse des taux d'intérêt et la chute de la livre face au dollar et à l'euro, ce qui a réjoui les touristes et quelques exportateurs, mais pas la population qui subit la hausse des prix de toutes les denrées et de toutes les marchandises importées. La hausse des prix fait baisser la monnaie, la baisse de la monnaie alimente la hausse des prix... les salaires ne suivent pas, les pénuries s'annoncent, notamment de médicaments alors que la pharma turque est grande productrice de génériques, qu'elle ne peut produire qu'en se fournissant à l'étranger pour les principes actifs, qu'elle doit payer en monnaies fortes mais qu'elle doit vendre en la monnaie faible du pays. Enfin, le taux de chômage réel pourrait atteindre 20 % (11 % officiellement).

A la crise économique s'ajoute, plus ancienne, et peut-être plus profonde, la crise démocratique. L'armée, la police, la justice ont été purgées. Journalistes, artistes, députés, maires ont été poursuivis, certains démis, d'autres emprisonnés. Trois députés (un du CHP, kemaliste, deux du HDP (gauche) ont été déchus de leur mandat par la majorité erdoganiste du parlement. Des médecins accusés de propager "le peur et la panique" dans l'opinion ont été mis sous enquête judiciaire (tous étaient actifs dans les provinces kurdes). Parallèlement, le parlement a renforcé les pouvoirs d'une police parallèle, les "gardiens de quartier". La répression frappe aussi les syndicats et leurs militants : des entreprises (y compris des entreprises étrangères comme Cargil ou Döhler) empêchent la création de syndicats en licenciant les employés militants, et l'Union internationale des travailleurs de l'alimentation, de l'agriculture, de l'hôtellerie-resauration et du tabac (UITA) a porté plainte devant l'OIT contre la Turquie, à qui elle reproche une législation qui autorise les employeurs à licencier des employés pour leur activité syndicale et à leur verser une indemnité plutôt que les réintégrer. Enfin, le pouvoir cible par une répression massive le parti de gauche, à forte composante kurde, HDP, entré au parlement en 2015 mais dont des milliers de militantes et militants, y compris des élues et des élus, sont en prison, et des dizaines de maires destitués. Plutôt que se présenter en tant que tel aux législatives et présenter un candidat à la présidentielle, le HDP, qui se veut "la voix de tous les segments de la société qui refusent le compromis avec le pouvoir dans cette spirale de répression", a appelé l'opposition à s'unir, et a construit une alliance avec la gauche et les Verts.

Il y aura donc, certainement, si les résultats officiels sont conformes aux résultats réels, un deuxième tour de la présidentielle en Turquie. Rien n'est ni gagné, ni perdu pour aucun des deux candidats. Et peut-être bien que ce seront les principales victimes de la politique d'Erdogan depuis dix ans, Les Kurdes, les jeunes (cinq millions de jeunes pouvaient voter pour la première fois), les femmes (dont les droits n'ont cessé d'être réduits, la Turquie s'état même retirée de la Convention... d'Istambul de prévention des violences faites aux femmes), qui décideront de son sort...

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