Genève et ses prisons : Chant DolentCellule de Saint-Antoine autour de 1973
A Genève, où sévit depuis des années une situation de
surpopulation carcérale (Champ-Dollon est occupée à plus de
130 %) des centaines de personnes sont détenues, la plupart
Cellule de Champ Dollon autour de 2020
présumées innocentes dans l'attente de leur procès, une
minorité pour y purger des peines dont on ne peut mesurer
l'utilité, ni même la rationalité, au regard des infractions
commises : ne pas avoir payé une amende vaut une conversion en
jours de prison coûtant plus cher à la collectivité que ce que
payer l'amende aurait coûté à celui ou celle à qui elle a été
infligée, et qui la paie par des jours de prison. Quelle réponse la droite genevoise propose-t-elle à
la suroccupation carcérale ? augmenter le nombre de places et
de lieux de détention. Qui, comme Champ-Dollon, seront
rapidement totalement occupés, puis, progressivement, et sans
retour, suroccupés. On reste dans une politique du "tout
carcéral", dans un usage des alternatives à l'enfermement
(travaux d'intérêt général, bracelets électroniques) qui n'en
font que des pratiques marginales. Il est temps, à Genève
comme ailleurs, de revivifier la réflexion politique sur le
rôle, les pratiques, le primat de la détention -et les moyens
de s'en passer, comme on a pu se passer de la torture et de la
peine de mort. Le PS de la Ville de Genève contribue à ce
débat avec le dernier numéro de "Causes
communes" et ses nombreuses contributions, téléchargeable ici
: https://www.ps-geneve.ch/wp/wp-content/uploads/2023/07/2321139_PS_Causes_Communes_N62_v2.pdf
La prison : une formidable entreprise de captation du temps
La prison
qu'analysait Michel Foucault avait une double fonction simple,
claire : "surveiller et punir". Elle était une alternative à
la torture et à la peine de mort, dans une économie de la
punition devant la rendre utile en rendant docile ceux et
celles qu'on y enfermait en les contraignant au travail, en
les soumettant à une discipline aussi stricte que possible, en
réduisant autant que possible le libre arbitre du détenu ou de
la détenue.
La prison,
aujourd'hui, est plus que cela, tout en restant cela : elle
est une sorte de vaste silo où l'on stocke, pour un temps,
tous les indésirables. Et paradoxalement, elle retrouve ainsi,
dans cette fonction, ce qu'étaient les hospices généraux
d'avant les temps modernes. Ce passage de la prison d'antan à
la prison d'aujourd'hui, on peut le symboliser par le passage,
à Genève, de Saint-Antoine à Champ-Dollon. Ce passage, on l'a
fait. Les les conditions de
détention dans la vieille prison étaient telles, et
avec elles les conditions de travail du personnel, qu'il était
devenu impossible de continuer à en faire usage (sitôt fermée,
elle a d'ailleurs été rénovée pour en faire un Palais de
Justice). Pourtant, dès l'inauguration de Champ-Dollon, une
sorte de nostalgie de Saint-Antoine s'est emparée des hôtes
réguliers (dont j'étais) des prisons genevoises. Car, comme le constate
dans Walter Zurbruchen dans son histoire des prisons de
Genève, il régnait à Saint-Antoine "une atmosphère
chaleureuse". Etrange chaleur,
parfois : on se souvient d'une chasse aux cafards primée d'une
clope par cafard écrasé, d'un co-détenu s'accrochant à cinq
heures du matin à la lucarne pour nous réveiller en poussant
le chant du coq -mais aussi d'un autre co-détenu désespéré de
se retrouver là et tentant pendant une heure se se couper les
veines du bras avec un couteau un plastique, jusqu'à ce que
ses pleurs nous éveillent et qu'on le calme... Pas grand
chose, au fond, n'avait changé à Saint-Antoine depuis la
relation que fit Ludwig Hohl de sa détention, en 1941 ("Séjour
intérieur, rapport", Le Nouvel Attila 2022).
Que ce soit à
Saint-Antoine ou à Champ-Dollon, se retrouver en prison, ce
n’est pas se retrouver hors du monde, mais en son centre, avec
ce qu’il produit de pire mais aussi de plus commun, de plus
conforme, au fond, à ses vraies règles et ses vraies lois :
gardiens, assistants sociaux, infirmiers. aumôniers, flics et
bureaucrates, évidemment, mais aussi chauffards, voleurs
d’occasion, pratiquants du fétichisme de la propriété privée
puisque s’appropriant celle d’autrui, petits commerçants de
marchandises provisoirement interdites de commerce ou dont
l’Etat se réserve le monopole, meurtriers ordinaires (cocus
vexés, jaloux frustrés, possessifs éconduits, régleurs de
comptes claniques ou de concurrences sauvages dans quelque
trafic)... le commun des mortels, en somme.
Se retrouver en
prison, c’est se retrouver dans une Cour des Miracles gérée
par l’Etat et d’où les miracles, par conséquent, se sont
enfuis. Qu’il suffise
souvent de « payer pour sortir » de prison (ou ne pas y
entrer), en fait d’ailleurs un résumé de la société qui la
produit : est libre que celui qui peut payer pour l’être, est
enfermé celui ne peut ou ne veut payer pour éviter de l’être :
la liberté est une marchandise, l’enfermement la punition pour
n’en avoir pas été acheteur conforme.
Dans ce chaudron, les bruits du monde nous parviennent sans que nous puissions répondre à l’urgence qu’ils requièrent. Du moins avons-nous le temps de les entendre, et d’en chercher le sens. Nous entendons, nous lisons, nous voyons -mais ne pouvons guère réagir, et moins encore agir. Mais le pouvons-nous réellement, lorsque nous croyons le faire « dehors », et que nous le faisons dans les règles ? Un mois de prison pour moi, et pour tous les militants qui y firent passage, c’était un mois, ou un an, sans manifestations, sans réunions, sans séances de travail ; pour autant, était-ce un mois, ou un an, politiquement vide ? Là où le monde que nous voulons changer se révèle le plus clairement à nous, c’est là où il croit nous priver le plus sûrement de toute possibilité d’agir sur lui -et à plus forte déraison, contre lui. Ce n'est par par abus de langage qu'on considérait naguère la prison comme l'Université des révolutionnaires...
Sommes-nous si sûrs et si heureux de ce que nous faisons habituellement, qu’il nous faille en prendre le deuil lorsque nous ne pouvons plus le faire ? Sommes-nous si efficaces « dehors » que nous serions impuissants « dedans », dans « cette promiscuité où l’on est toujours seul, cet isolement où on ne peut jamais s’isoler »* ? Sommes-nous si libres dans la rue, au travail, en famille, dans nos organisations, qu’il nous faudrait prendre la prison pour l’ombre de cette lumière ? De quoi la prison nous ampute-t-elle politiquement, sinon de l’illusion d’agir ?On nous annonce que Champ-Dollon sera détruite. Fort bien. Mais on nous annonce aussi qu'on la remplacera par plusieurs prisons nouvelles, chacune plus petite, mais toutes ensemble formant archipel pour plus encore de population enfermée. Parce qu'il y a, dans la logique même qui est celle de la prison,de plus en plus de gens à enfermer. Car se vérifie toujours ce que Foucault écrivait de la prison en 1975 (deux ans avant qu'à Genève on soit passé de Saint-Antoine à Champ-Dollon : "la prison n'est pas la fille ni des lois, ni des codes, ni de l'appareil judiciaire; (...) en la position centrale qu'elle occupe, elle n'est pas seule, mais liée à toute une série d'autres dispositifs carcéraux, qui sont en apparence bien distincts (...) mais qui tendent tous comme elle à exercer un pouvoir de normalisation".
Pour le reste, la prison est ici, qu'elle soit posée à Saint-Antoine ou à Champ-Dollon, ce qu’elle est partout ailleurs : une formidable entreprise de captation du temps. Lorsque vous aurez dépouillé la prison de tout ce qu’elle a de stupidement, d’inutilement, de sadiquement vexatoire, vous la rendrez visible pour ce qu’elle est : la plus efficace et la plus évidente machine à voler le temps des hommes et des femmes. « Dedans », nous nous acharnons à faire passer le temps, quand « dehors », nous nous acharnons à le retenir. Mais du temps, il faudra sans doute qu'il en passe beaucoup trop avant que l'on admette que celui des prisons est passé.
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