20'000 personnes dans les rues de Berne contre la "vie chère"


La classe, la moyenne, la réalité

20'000 personnes (selon les syndicats) ont manifesté samedi à Berne, à l'appel de l'Union Syndicale, de Travail Suisse, de l'Asloca et des partis de gauche, contre l'inflation non compensée, l'insuffisance des rentes, la persistance de bas salaires,  des revenus de travailleurs qui reculent depuis trois ans, des primes d'assurance-maladie et des loyers qui ne cessent d'augmenter. Quand on manifeste contre la "vie chère", comme auparavant pour les travailleuses et les travailleurs de la construction et pour l'amélioration de leurs salaires, de leurs conditions de travail, la défense de leur santé et de leur sécurité, ou (et) pour les vendeurs et les vendeuses du commerce de détail, et contre la volonté de les faire travailler trois dimanches par année et une heure de plus tous les samedis, ou (et) pour les infirmières et les infirmiers, pour qui manifeste-t-on, sinon pour ce qu'en des temps que les moins de soixante ans n'ont pas entendus on appelait encore le "prolétariat", ou la "classe ouvrière", si l'on veut bien donner du mot "ouvrier" une définition plus large que celle d'un homme producteur de biens marchands concrets ? Le prolétariat, la classe ouvrière. Dont on ne parle plus. Et pas de la "classe moyenne", dont dont on ne cesse (même à gauche) de parler, comme si on pouvait la faire exister en en parlant. On manifestait samedi contre une réalité sociale lourde, pas pour un fantôme, un mot creux, un agrégat statistique flou, un élément de discours obligé. Un ectoplasme.

Une "classe moyenne" réelle : la petite bourgeoisie....

"Nous sommes le lobby de la population" proclame le PS suisse dans sa plate-forme électorale pour les fédérales. ça veut dire quoi ? Rien. "La population", c'est tout le monde ("le PS prend parti pour toutes et tous", confirme dans le journal du parti son vice-président, Samuel Bendahan). Ce n'est pas le peuple, "la population", c'est comme la "classe moyenne" : un agrégat politiquement insignifiant et socialement incohérent. Lorsque le même PSS proclame, dans la même plate-forme, son exigence d'"un niveau de salaire qui permette aux familles et aux personnes seules de se maintenir à flot", il sait bien qu'il ne l'exige pas pour "toutes et tous" mais pour "la population" qui en a besoin, pas pour celle dont les salaires, les revenus, la fortune sont largement, et souvent plus que largement suffisants. Le PS n'est donc pas le "lobby de la population", de "toutes et tous" ou de la "classe moyenne", mais celui des "classes populaires", celles qui ont besoin d'être défendue parce qu'elles  ne sont pas en état et en puissance de se défendre elles-mêmes. Celles dont font partie les retraités dont les rentes ne suffisent pas à boucler les fins de mois, les personnes qui font appel aux banques alimentaires ou renoncent à des achats alimentaires qui leur étaient habituels, celles qui renoncent à prendre le train parce qu'elles n'ont pas de quoi payer leur billet (même dégriffé). Celles qui, comme cette manifestante dont "Le Matin Dimanche" transmet l'interrogation : "J'ai travaillé toute ma vie, mais pour quoi ?"... Certainement pas pour se reconnaître dans une hypothétique "classe moyenne", que  l'Office fédéral de la statistique définit en fonction du revenu, et qui comprendrait les personnes ou les ménages dont le revenu se situe entre 70 et 150 % du revenu median, soit en 2020, pour une personne seule en moyenne suisse entre 4500 et 9000 francs par mois, et en moyenne genevoise en 2022 entre 5000 et 11'000 francs. L'OFS note en outre qu'il y a assez peu de mobilité de cette supposée classe moyenne, tant vers le haut que vers le bas, mais qu' entre 2017 et 2020, 38 % de la population faisant partie de cette "classe" aurait "changé de classe" au moins une fois, plus souvent vers le bas que vers le haut...

Dans ce qui nous a tenu lieu de débat, lundi soir au Conseil municipal de Genève, autour du budget de l'année prochaine et des comptes de l'année dernière, il n'est pas un intervenant, pas une intervenante de droite qui n'ait invoqué à un moment ou à un autre, et le plus souvent à réitérées reprises comme dans une litanie religieuse, la "classe moyenne"... Invocations rituelles, d'ailleurs, en temps de campagne électorale (la gauche elle-même s'y met, quoique moins obsessionnellement que la droite) : la "classe moyenne", en effet, vote ou en a le droit -pas les sous-prolétaires. Il convient donc de faire la cour à celles et ceux qu'on a balancés dans cette "classe moyenne" qui n'est ni une classe, ni une moyenne, et qui additionne ces "ni riches ni pauvres" qui n'ont en commun, précisément, que de n'être ni riches ni pauvres... et où on retrouve des revenus individuels de 5000 francs et des revenus individuels de 10'000 francs, et des personnes dont les conditions de vie n'ont strictement rien à voir entre elles... Bref, la classe moyenne n'existe pas, il n'existe que des classes intermédiaires. Et encore : ce n'est pas de "classe" qu'il faudrait parler, mais de "couches sociales". Quoi de commun, en effet, entre les conditions de vie et de travail d un nettoyeur des toilettes publiques et celles d'un prof de collège ?

Et si après tout on se contentait de définir cette classe qui n'en est pas une comme l'ensemble des personnes (ou des ménages, peu importe) dont les ressources propres couvrent les besoins, par distinction de deux autres ensembles, d'une part celui des personnes (ou des ménages) qui ne peuvent couvrir leurs besoins par leurs propres ressources, et ont donc besoin de la solidarité (l'aide sociale), voire de la charité, pour survivre, et d'autre part celui des personnes (ou des ménages) dont les ressources couvrent non seulement les besoins, mais aussi les envies, et permettent une épargne, une thésaurisation, des investissements ? une telle définition n'a certes rien de scientifique, mais nous permet de nous extirper du fatras rhétorique nimbant les références, voire les appels, à la "classe moyenne".

Pierre Bourdieu définissait les "classes moyennes" comme les "agents dominés de la domination", dans une position intermédiaire entre les classes dominantes et les classes dominées (entre la bourgeoisie et le prolétariat, pour parler comme au XIXe siècle). Mais ce n'est pas ainsi que la classe moyenne se définit elle-même -ou que des gens qui ne pourraient s'en prétendre si on s'en tenait à une définition objective de ce qu'elle est, s'en réclament tout de même, comme ce candidat à la succession d'Angela Merkel à la tête de la CDU, Friedrich Merz, cadre dans un fonds d'investissement américain, avec un revenu annuel d'un million d'euros et deux jets privés... et s'autoproclamant de la "classe moyenne"...

Le sociologue Alain Accardo assure (dans le "Monde Diplomatique" de janvier 2020") que "le combat contre le système capitaliste est toujours aussi, en quelque manière, un combat contre une part de soi-même, contre le petit-bourgeois opportuniste qui sommeille en chacun, prêt à s'éveiller à l'appel des sirènes". La petite bourgeoisie (qui, elle, est bien une classe), ne serait-elle pas, au fond, la "classe moyenne" réelle, celle qui ne se mobilise, ne se radicalise, à gauche ou à droite, que par peur de son déclassement -de sa prolétarisation, ce qui en fait la base idéale des populismes qui paradoxalement flattent le petit-bourgeois en le rabaissant, en l'identifiant à "ceux d'en bas", aux "laissés pour compte", aux "perdants", en le rassurant sur lui-même en le convainquant d'être la victime d'une conspiration des puissants, des élites, de gouvernements de l'ombre,des Sages de Sion, de profiteurs et de pervertisseurs d'un système qui sans ces comploteurs serait fondamentalement bon mais qu'ils rendent fondamentalement mauvais, et qu'il ne s'agirait plus que de restaurer... Et si cela ne produit toujours pas de "classe moyenne", cela produit ce que c'est capable de produire, et que cela mérite : des Trump, Orban, Bolsonaro ou Salvini. Ou l'UDC, le MCG, la Lega...

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