Budgets publics genevois : Le militant et le comptable

 

Budgets publics genevois : Le militant et le comptable

A Genève, à quelques jours de distance, les exécutifs de la Ville (à majorité de gauche) et du canton (à majorité de droite) ont présenté leurs projets de budgets 2024. Deux budgets déficitaires, en gros dans les mêmes proportions par rapport aux recettes : un déficit de 256 millions pour le canton, de 28 millions pour la Ville. En Ville, l'UDC et le MCG ont carrément refusé d'entrer en matière sur le projet, puis refusé de le renvoyer à l'étude en commissions (l'entrée en matière et le renvoi en commission ont tout de même été votés par la gauche, le Centre et le MCG). Peu importe : même en traînant les cothurnes, les élues et les élus au Grand Conseil et au Conseil Municipal vont bien étudier les projets de budget -après tout, ils et elles ont bien été élu.e.s pour cela. Ils vont aussi se répartir les rôles : aux uns et aux unes, le rôle du militant et de la militante, qui se bat pour que des moyens suffisants soient accordés à la concrétisation des droits proclamés par la Constitution et les lois, aux autre le rôle du comptable qui ne s'intéresse guère qu'à l'équilibre des chiffres entre les colonnes des dépenses et celles des recettes, ou qui calibre ses positions politiques à cet équilibre. Le militant fait de la politique, le comptable fait de la comptabilité. Et qu'on ne croie pas que les militants ne se trouvent qu'à gauche et les comptables qu'à droite : la répartition des rôles est instable, fragile, poreuse. Et le militant de gauche aura sans doute fort à faire pour convaincre le (ou la) comptable de gauche de lâcher son boulier et de se souvenir des promesses, des programmes, des engagements sur lesquels il a été élu.

Une seule solution, la décompensation !

L'éditeur de GHI est très déçu : "il me semblait bien que le peuple genevois avait élu un Conseil d'Etat à majorité de droite en partie grâce à ses promesses de tout faire pour diminuer la dette, respecter des budgets équilibrés et réduire, voire supprimer, cette envolée annuelle et habituelle d'engagements de centaines de nouveaux employés". On compatit -mais on nuance : un seul siège du Conseil d'Etat est passé de la gauche à la droite, et c'est celui qu'à récupéré Pierre Maudet, qu'on ne souvient pas avoir entendu entonner l'antienne qui avait tant plu à Jean-Marie Fleury. Et puis, après tout, qu'un Conseil d'Etat, fût-il à majorité de droite, une fois confronté à la réalité se souvienne qu'il a à donner à la collectivité publique de répondre à quelques urgence sociales et environnementales, n'est pas une si mauvaise nouvelle que cela.

L'étude des budgets publics, et le débat sur ce qui en va sortir, trimballe des bagages lourds de sous-entendus nappés de discours péremptoires. Parlant budget, on va parler impôts, déficit, dette, engagement des collectivités publiques, urgences sociales et climatiques, politique culturelle -et on en passe. S'agissant des impôts, à Genève, on s'entendra répéter jusqu'à lassitude (ou résignation) qu'"un tiers des contribuables ne paient pas d'impôts". Anerie : tout le monde paie des impôts. Les nouveaux-nés prématurés en couveuse paient un impôt. Les agonisants en soins palliatifs paient un impôt. Les sdf paient un impôt : cet impôt, c'est la TVA. L'impôt que tout le monde ne paie pas, c'est l'impôt sur le revenu et la fortune. Parce qu'on ne paie pas un impôt sur le revenu quand le revenu est trop bas pour le payer, et qu'on ne paie pas un impôt sur la fortune quand on n'a pas de fortune. On s'entendra également asséner qu'il ne faut pas trop pressurer les plus riches, ceux qui paient le plus d'impôts et assurent la plus grande part des recettes fiscales tirées de la fiscalité directe, et que les propositions de la gauche de renforcer cette fiscalité directe, d'en faire sauter les plafonds d'imposition, relèveraient de la "haine des riches". Accusation injuste : nous aimons les riches. Comme le berger aime ses moutons. Avant de les tondre. Et le vacher ses vaches. Avant de les traire.

La gauche tient, sur l'impôt direct (celui sur le revenu),  et donc sur les budgets publics qu'il finance, un discours constant depuis, disons un bon siècle (depuis la création, précisément, des premiers impôts directs modernes) : il est à la fois le moyen de financer des prestations publiques et le moyen de réduire les inégalités de ressources. Cette double fonction qu'on lui assigne, celle de financement et celle de redistribution a pour corollaire que le niveau de l'impôt est déterminé par la réalité sociale, et quand la population a besoin de prestations supplémentaires, ou d'un renforcement des prestations existantes, et nous sommes précisément dans une telle situation, une augmentation de l'impôt se justifierait par le besoin de financement supplémentaire. Et quand les inégalités sociales se renforcent, une augmentation de l'impôt se justifie par le besoin de réduire ces inégalités. Et on y est aussi. Voter OUI à l'initiative "Zéro Pertes", comme les socialistes, les Verts,"Ensemble à Gauche" et les syndicats y invitent , et accepter, en nos temps de crise, d'augmenter un peu la pression fiscale directe, cela procède de la même démarche et de la même intention: réaffirmer les deux fonctions de l'impôt : celle qui finance les prestations à la population, celle qui réduit les inégalités sociales. Une augmentation de l'impôt direct se justifie donc aujourd'hui, tant au plan cantonal qu'au plan communal, là où elle est concevable (et elle l'est en Ville de Genève). D'ailleurs, elle est constamment proposée par le parti socialiste cantonal genevois et ses députés au Grand Conseil -avouez qu'il est assez farce que le parti socialiste municipal et ses élus au Conseil municipal n'osent pas en faire autant... Une hausse de l'impôt direct cantonal serait bienvenue, et une hausse de l'impôt direct communal serait taboue, alors qu'elle peut financer des engagements sociaux que tout le monde à gauche (et même dans une partie de la droite) considère comme indispensables ?

Et puis, il y a la dette. Condamnée en tant que telle, comme si comptait pour rien l'usage qu'on en fait -après tout, elle n'est qu'un moyen de financement. Condamnée aussi par ce truisme : "ce sont nos enfants qui la paieront". Comme si ce n'étaient pas aussi "nos enfants" qui devaient payer les économies ou les renoncements auxquels on se condamne pour exorciser le spectre de la dette... comme si toute décision politique n'était pas, par définition, une décision dont les effets se font sentir dans l'avenir... Il ne faut pas avoir peur de la dette publique, plaidait dans"Le Monde" (du 8 octobre 2021) l'économiste Philippe Aghion : la solvabilité d'un Etat, d'une région, d'une commune même, dépend moins de son niveau d'endettement que de la différence entre le taux de croissance de son produit intérieur brut (PIB) et le taux d'intérêt : "plus cette différence est grande, plus le pays sera capable de réduire sa dette publique par rapport à son PIB". Or "la croissance est endogène. Autrement dit, elle est affectée par la politique et les institutions économiques". L'investissement permis par la dette, quand il se fait dans l'éducation, la formation, la recherche, l'innovation, la politique industrielle, mais aussi la santé, les transports et l'environnement, a vocation à assurer la croissance. La dette est donc un moyen de la croissance, quand elle finance l'investissement (mais pas quand elle finance le fonctionnement). Le choix politique consiste en le choix de l'objet de l'investissement : les transports publics plutôt que les autoroutes, les énergies renouvelables plutôt que fossiles. Dès lors, ne se préoccuper que du ratio dette/PIB, comme on le fait dans les "critères de Maastricht" avec un plafond de 3 % du PIB) est absurde, puisque les investissements qui renforcent  intelligemment, c'est-à-dire qualitativement, la croissance permettent de réduire la dette...

Le Conseil administratif de la Ville assure vouloir, et pouvoir, revenir à l'"équilibre" budgétaire en 2028, le Conseil d'Etat du canton se contente d'expliquer que son budget est un "budget de transition" vers une cure de maigreur de l'Etat qu'applaudit par avance la Chambre de commerce, par la voix de Nathalie Hardyn, qui ajoute cependant : "pourvu que la transition soit rapide car l'iceberg est droit devant". On ne sait à quoi elle pense quand elle évoque un "iceberg" (peut-être s'agit-il de la croissance des effectifs de la fonction publique, puisque le canton propose la création de 356 nouveaux postes, ce qui déjà fait hurler l'UDC et le MCG et couiner le PLR), mais on lui rappellera à toutes fins utiles que ce n'est pas quand il est "droit devant" qu'un iceberg est dangereux, mais quand on essaie de le contourner de trop près, comme le "Titanic".

Bref, les débats budgétaires sont moins contraints, dans un pays, un canton, une ville aussi riches que les nôtres aujourd'hui, par la situation financière de ces collectivités publiques que par l'adhésion à une pensée financière unique : la dette c'est mal, le déficit c'est pas bien, les dépenses doivent être calibrées aux recettes et non aux besoins, et quand on propose une dépense nouvelle, on doit la "compenser" par une économie équivalente. Mais quel sens cela a-t-il de n'accepter un nouvel engagement social, ou culturel, proposé par le militant, qu'à la condition imposée par le comptable de réduire un autre engagement social ou culturel ? de n'accroître les moyens de l'accueil des sans-abris qu'en réduisant ceux de l'aide alimentaire, de mieux soutenir les musiques actuelles en soutenant moins les musiques patrimoniales ? De compenser la concrétisation d'un droit par le renoncement à en assurer un autre ?

Une seule solution, la décompensation !


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