Abstention, piège à...
Dans trois semaines, la Suisse aura un nouveau parlement fédéral. Un nouveau Conseil national, un nouveau Conseil des Etats. Nouveau, vraiment ? Deux manifestations populaires d'ampleur, toutes deux à Berne, ont ouvert ce troisième mouvement de la campagne : l'une contre la "vie chère", il y a dix jours, l'autre contre l'inaction climatique, avant-hier. Et entre les deux manifestations, l'annonce de l'augmentation annuelle des primes d'assurance-maladie. L'urgence sociale et l'urgence environnementale, toujours. Et toujours, même quand on fait mine de le nier, ou de vouloir le contourner, le bon, vieux, solide, clivage gauche-droite, structurant depuis deux siècles le paysage politique suisse comme celui de toutes les démocraties réelles -y compris celles qui se plaisent à en nier la permanence... Et ce n'est pas l'abstention qui y changera quoi que ce soit : par définition, elle ne change rien, ne dit rien, ne fait rien. Et que les abstentionnistes soient majoritaires n'empêchera pas un nouveau parlement d'être élu dans trois semaines, et qu'il élira un nouveau gouvernement avant la fin de l'année... Abstention, piège à...
Un droit démocratique se perd quand on ne s'en
sert pas.
La Suisse aime à définir son parlement (le
parlement fédéral) comme un parlement de "milice". Mais c'est un
mythe, un souvenir du temps où il était composé quasi
exclusivement d'hommes quinquagénaires exerçant une profession
"libérale" : le parlement suisse aujourd'hui ressemble à tous
les parlements d'Europe, avec ses commissions permanentes, des
indemnités allouées aux parlementaires atteignant un niveau qui
pourrait à elles seules leur permettre d'en vivre, et une part
de politiciens et de politiciennes professionnel.le.s qui
atteint les deux tiers du total des parlementaires. La
population, pourtant, reste attachée à ce qu'elle croit être
encore un système "de milice", et a systématiquement refusé
d'accroître la rémunération des parlementaires fédéraux ou le
soutien financiers aux partis politiques représentés aux
Chambres fédérales. La population, pourtant, ou pour être plus
précis le corps électoral, ne se mobilise pas massivement pour
élire ce parlement dont elle défend le mythe milicien. Depuis
des décennies, la participation aux élections fédérales est
inférieure à 50 %. Pour autant, il n'y a
pas de majorité abstentionniste permanente, mais une majorité
(autour de 60 %) de votants et d'électeurs occasionnels. A
Genève, sur une période de dix ans (soit une trentaine de
votations), 80 % des personnes disposant du droit de vote
l'utilisent, et celles et ceux qui ne votent ni n'élisent jamais
ne constituent 10 à 15 % du corps électoral. Dans un pays et un
canton où on vote souvent, l'importance de chaque scrutin est
réduite par le nombre même de scrutins, et l'importance des
élections par l'usage des instruments de la démocratie directe
(le référendum et l'initiative), qui permettent d'annuler une
décision du parlement, voire de le contraindre à en prendre une.
Et souvent de voter dans un sens et d'élire dans un autre, de
faire de l'UDC le premier parti de Suisse dans les élections et
de le désavouer dans les votations, de suivre souvent le PS dans
les référendums en ne lui accordant que des scores électoraux
médiocres (se souvient-on que le PS a été le premier parti de
Suisse ?)...
Reste que l'inégalité de participation (et a contrario d'abstention) selon les groupes sociaux (qu'on constate dans toutes les démocraties...) pose un problème de légitimité des scrutins, même si les analyses des préférences politiques de l'ensemble de la population suggère que ces préférences ne diffèrent guère selon qu'on ait affaire à des abstentionnistes ou des participationnistes réguliers ou occasionnels. Pour autant, que les femmes votent moins que les hommes, les jeunes moins que les retraités, les pauvres moins que les riches, les mieux formés plus que celles et ceux qui ne disposent que d'une formation basique a pour conséquence que les parlements sont donc bien plus représentatifs de la population masculine, bien formée, âgée et fortunée que de l'ensemble de la population. Et que les décisions qu'ils prennent, comme les décisions que prend, directement, le peuple lors de votations, tendent à répondre aux intérêts de cette population spécifique... et fort minoritaire...
Pour en revenir aux élections fédérales de la fin du mois, en février déjà, un sondage Tamedia suggérait, par rapport aux élections de 2019, une progression de l'UDC, des Verts libéraux et du PS, la stabilité du Centre et du PLR et un recul des Verts. Et le même sondage, évoquant les dix principales préoccupations des Suissesses et des Suisses plaçait en tête (67 % des réponses) les coûts de la santé, devant les retraites (55 %). La migration, thème obsessionnel de l'UDC, n'arrivait qu'en troisième position (46 %), devant l'approvisionnement énergétique (46 %) et le changement climatique (43 %). Tous les autres enjeux (l'asile, les relations avec l'Union Européenne, la protection de l'environnement, le logement, l'éducation) n'étaient plus évoqués que par moins de 40 % des réponses. Pourquoi donc les Verts, et les Verts libéraux, ne bénéficient-ils pas de la reconnaissance de la crise climatique, par une proportion des électeurs largement supérieure à celle de leurs résultats électoraux, comme un des enjeux les plus importants des années à venir? Parce que d'autres enjeux (la santé, le coût de la vie, les retraites, la migration) la concurrencent dans la conscience des électrices et des électeurs ? Parce que les manifestations et les grèves pour le climat n'ont plus mobilisé les foules ? Parce que la plupart des partis de droite ont fini par reconnaître l'importance de l'enjeu et la nécessité de le relever ? Parce qu'un sentiment de lassitude s'est emparé d'une partie de l'opinion publique (fin août, un sondé sur quatre considérait que les media parlaient trop du dérèglement climatique) ?
Une majorité des Suisses et des Suissesses, des
Genevois et des Genevoises, s'abstiendront d'élire leurs députés
et sénateurs fédéraux, dans trois semaines, malgré la campagne
lancée à Genève par la Chancellerie d'Etat pour qu'ils fassent
usage de leur droit d'élire. Une majorité de ces
abstentionnistes, pourtant, votera pendant les cinq années de la
législature à venir : cet électorat se prononcera sur les
décisions d'un parlement qu'il n'aura pas élu, et peut-être
imposera à ce parlement des décisions qu'il ne voulait pas
prendre. Nous, ici, serons de ce 10 % de l'électorat qui vote et
élit toujours, parce qu'il ne veut pas perdre une occasion de
prendre part à un processus de décision, même lorsqu'il consiste
à désigner des représentants d'un peuple qui, par définition
rousseauiste, ne peut être représenté sans perdre sa
souveraineté politique. Il se trouve que le parlement qu'on
élira dans trois semaines est plus puissant qu'on le croit, même
s'il est l'un des plus démunis de ressources matérielles de
toutes les démocraties : si ses décisions législatives peuvent
être contestées par le peuple, aucune cour constitutionnelle ne
ne peut les remettre en cause, il élit sans contestation
populaire possible le gouvernement et les juges fédéraux, il
dispose d'un droit d'initiative législative considérable et il
peut même se mêler de politique étrangère. Il peut même limoger
un Conseiller fédéral, Christoph Blocher, qu'il avait lui-même
élu quatre ans plus tôt et était le leader du premier parti du
pays...
Nous, ici, nous savons que les droits populaires dont on dispose pour contrecarrer les décisions du parlement ne suffisent pas à empêcher ces décisions -et ne s'appliquent pas à toutes celles que le parlement prend.
Nous, ici, vous votons et élisons parce que nous
savons qu'un droit démocratique se perd quand on ne s'en sert
pas.
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