Genève : la droite contre la Ville, feuilleton politico-historique

 

Politophobie

Des députés UDC au Grand Conseil genevois nous ont donc ressorti le vieux fantasme de la droite genevoise : supprimer la commune de Genève. La droite genevoise de la Restauration, revenue au pouvoir dans les fourgons des armées de la Saint-Alliance, y avait d'ailleurs réussi en 1815. Pour se la voir réimposer 27 ans ans plus tard par une révolution populaire-ce qui d'ailleurs nous rendrait plutôt sympathique la proposition udéciste. Sympathique, et si maladroite, si mal pensée, que nous tenaille la tentation de la soutenir, quitte à la détourner un peu au passage... Parce que si l'UDC (et une partie du PLR) rêve bien de supprimer purement et simplement la commune de Genève, comme en 1815, il lui faudrait pour y arriver modifier la Constitution cantonale, qui impose (art. 139.2) pour une telle suppression que le corps électoral de la commune concernée (corps électoral qui comprend les étrangers résidant depuis huit ans dans la commune) y donne son accord, en votation populaire -ce que d'ailleurs la jurisprudence fédéral impose, ce qui exclut qu'on puisse modifier la Constitution cantonale pour s'en passer... La suppression de la commune impliquant la perte pour ses citoyens suisses de tous les droits politiques communaux (droits de vote, d'élection, d'éligibilité, de référendum et d'initiative), et pour ses citoyens étrangers de tous leurs droits politiques (ils n'en disposent qu'au plan communal), il est assez peu vraisemblable qu'une telle proposition recueille leur assentiment... D'où l'idée baroque (mais d'un baroque finissant, tendant vers le rococo) d'une suppression non de la commune, mais de toute son administration... on aurait donc toujours une commune de Genève, gérée par le canton, mais disposant toujours de ressources et d'une fortune, et toujours dotée des institutions communales définies par la Constitution (un Conseil municipal, un Conseil administratif de cinq membres), élues par le peuple (qui continuerait  d'ailleurs à disposer des droits de référendum et d'initiative communales), le canton étant tenu d'appliquer ses décisions. La commune  n'aurait plus de fonction publique à payer (elle passerait au canton, et c'est donc le canton qui la paierait), plus de voirie ni de police municipales ni d'institutions culturelles à financer (elles seraient toutes cantonalisées)... mais des ressources : que demander de plus pour mieux subventionner le monde associatif et accorder à la population la plus modeste des allocations spécifiques nouvelles ?

La Ville vote mal ? qu'on la dissolve !

Les auteurs de la proposition udéciste de priver la Ville de Genève de son administration se réfèrent à la "solution bâloise" en la comprenant tare pour barre : à Bâle, on a transformé la Ville en canton et coupé le canton en deux demi-canton, un pour la Ville (et trois petites communes), un autre pour le reste de l'ancien canton...  L'idée est intéressante, si on aime tellement le Conseil administratif de la Ville qu'on veuille le transformer en Conseil d'Etat, et qu'on admire tellement le Conseil municipal qu'on rêve d'en faire un Grand Conseil législatif (à Bâle, d'ailleurs,  les députés élus dans la circonscription de la Ville sont les seuls à pouvoir voter sur les objets qui concernent la Ville...). Toute plaisanterie mise à part (temporairement), cette obsession phobique de la droite genevoise à l'égard de la Ville de Genève mérite qu'on s'y attarde, qu'on la replace dans un parcours historique, et qu'on mesure les conséquences d'une hypothétique suppression de la commune autour de laquelle s'est constitué le canton -et qui correspond grosso modo à ce qu'était la vieille République et ce que sont aujourd'hui les arrondissements de Cité-Rive et de Saint-Gervais. La vieille République indépendante ne connaissait d'ailleurs pas de communes : les territoires hors de la Ville étaient des mandements, des bailliages, des paroisses -mais c'est le régime français né de l'annexion de la Petite République à la Grande qui imposa l'institution communale à Genève, dans le même temps où Genève devenait la préfecture d'un Département du Léman qui, ironiquement, correspond grosso modo à la "Grande Genève" transfrontalière actuelle, . Lorsque prit fin ce régime, que se restaura pour un an l'indépendance de la République d'Ancien Régime (avant que l'adhésion à la Suisse en fit également un canton), cette République de la Restauration maintint les communes que le régime français avait instaurée... sauf la commune de Genève. Qui abritait plus de 80 % de la population du nouveau canton, mais qui était à la fois une concurrente institutionnelle du canton, et, surtout, le lieu des révoltes et des révolutions -dont celles qui mirent fin à l'Ancien Régime, et restaurèrent la commune de Genève.

Bref, avec la proposition stupide de l'UDC, on retrouve la trame d'une vieille obsession de la droite, tissée d'une obsession apparemment plus récente de l'UDC, celle qui s'exprime par sa haine des villes. Il est vrai qu'elle y est plus faible qu'ailleurs, que la gauche y est plus forte et que les plus importantes d'entre elles, et la majorité des villes genevoises, sont gouvernées par la gauche. Le principal auteur de la proposition udéciste, Yves Nidegger, ne se cache d'ailleurs pas de vouloir en finir avec le "pouvoir de nuisance" de la Ville, bastion de gauche dans un canton majoritairement de droite (comme tous les autres). Elle ne date toutefois pas de la prise du pouvoir municipal urbain par la gauche, cette haine (et cette peur) des villes : elle est même constitutive du parti originel, du ventre fécond d'où nous est sortie l'UDC blochérienne -du parti agrarien, constitué après la Grande Guerre sur la peur qu'avait provoquée la Grève Générale de 1918 : ce n'était pas explicitement contre les villes que s'était constitué ce parti agrarien (en français : parti des paysans, artisans et bourgeois, le PAB) mais contre la classe ouvrière, les syndicats, le parti socialiste... mais où diable se concentrait-elle, cette classe ouvrière ? où avaient-ils leur base, les syndicats, et le parti socialiste qui en était issu ? Dans les villes, évidemment... Il y a donc de la permanence, dans la dernière resucée, udéciste pour l'occasion (mais tout de même saluée au PLR) de la vieille politophobie (de politei, la cité) de droite, pour user d'un néologisme maladroit, la phobie étant une pathologie alors qu'on est plutôt ici dans un réflexe pavlovien...

Ce n'est pas le poids démographique et économique de la Ville de Genève que la droite insupporte, c'est son poids politique, sa force de contre-pouvoir, sa capacité de mener une autre politique que celle du canton -bref, son "pouvoir de nuisance", comme le reconnaît l'udéciste Nidegger, sa capacité d'être "un Etat socialiste au sein d'un Etat social", geint le PLR Alder (qui prend là nos désirs pour la réalité), alors même que la répartition formelle des compétences entre les communes et le canton ne fait pas grande différence entre Genève et les 44 autres communes -ni d'ailleurs entre les villes (les communes de plus de 10'000 habitants) et les plus petites communes, ce qui, finalement, aboutit à ce que les 45 communes genevoises peuvent être regroupées entre trois catégories : celles qui n'ont pas les moyens de leurs compétences, celles (les villes) qui ont les moyens de leurs compétences, et celle (Genève) qui ayant plus de moyens que de compétences légales et constitutionnelles, pourrait faire bien plus, et le faire mieux, que ce qu'elle a l'autorisation de faire, notamment dans ce qui concerne son propre aménagement...

Bref, au-delà (ou en deçà) de son absurdité, la proposition udéciste, et les soutiens plus ou moins explicite qu'elle trouve, sur le fond, au PLR, n'a en réalité qu'un but : punir les malvotants de la Ville de leur outrecuidance d'avoir élu une municipalité de gauche et de lui donner les moyens de mener une autre politique que celle que prône l'UDC (et le PLR). On comprend bien, dès lors, la tentation de la priver de toute capacité d'agir. On se souvient de Brecht invitant ironiquement les dirigeants de l'Allemagne de l'Est confrontés à une révolte ouvrière à élire un autre peuple puisque celui-ci est opposant... les udécistes genevois à leur manière font du Brecht : la Ville ne vote pas comme nous voulons ? qu'on la réduise à rien... Ou alors, serait-ce une sorte de détournement de Ramuz ? "La Grande peur de la Ville" ?

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