Gaza : Suspendre la mort

 

Pause, trêve, cessez-le-feu, armistice ? en tout cas, pas paix...

L'accord passé le 22 novembre entre le Hamas et Israël pour la libération des otages détenus par l'un et des prisonniers détenus par l'autre était la première bonne nouvelle venue de ce coin de planète depuis le 7 octobre, et la mise en œuvre, même retardée et par étapes, de cette accord fut une seconde bonne nouvelle -mais ces bonnes nouvelles sont paradoxales : les parties de cet accord se nient réciproquement toute légitimité, et l'accord lui-même n'a été obtenu (et ne pourra être prolongé) qu'à force de pression des Etats-Unis sur Israël, du Qatar sur le Hamas et du Hamas politique sur le Hamas militaire dont le chef, à Gaza Yahia Sinwar, "l'homme à abattre" pour Israël, devait accepter l'accord pour qu'il soit possible. Il a d'ailleurs failli être rompu après l'entrée de Tsahal dans l'hôpital Al Shifa de Gaza, et a été un temps suspendu après la première libération d'otages et de prisonniers, le Hamas accusant Israël de ne pas en respecter les termes. Les pressions internationales et, en Israël, celle des familles des otages ont ainsi conduit à un accord entre deux ennemis dont chacun a pour programme d'éliminer l'autre. Mais qui doivent se résoudre à admettre qu'on ne suspend une guerre qu'avec ceux contre qui on la fait, et qu'on ne suspend la mort que si ceux qui la donnent acceptent de ne plus la donner.

Quelques jours de trêve dans une guerre de 75 ans

La libération de quelques dizaines (58 jusqu'à hier soir) d'otages israéliens (des femmes âgées et des enfants) et "étrangers" (des travailleurs agricoles asiatiques) du Hamas et d'une centaine de prisonniers palestiniens d'Israël, ce n'est pas la fin de la bataille de Gaza, et une trêve de quatre jours n'est guère qu'une pause, certainement pas un cessez-le-feu, encore moins un armistice, et encore moins que moins la paix. Ce n'est même pas encore la libération de tous les otages du Hamas, et en tout cas pas celle de tous les prisonniers palestiniens d'Israël  : ils sont des milliers, du fait de la pratique d'une détention administrative possible sans charge, sans jugement, et pratiquement sans limite autre que celle de six mois avant reconduction indéfinie, ce qui en fait, objectivement, aussi des otages qu'on soupçonne d'avoir souvent été incarcérés comme de futures monnaies d'échanges pour la restitution d'otages de la partie adverse -(les arrestations à Gaza et dans les territoires occupés ont ainsi augmenté depuis le 7 octobre). Seulement une pause, donc, dans l'écrasement de Gaza sous les bombes et son invasion terrestre, mais une pause qui est tout de même, pour la population de Gaza, la suspension d'un cauchemar, et pour les proches de 5000 disparus sous les décombres la possibilité d'aller les y rechercher, qu'ils aient survécu ou succombé. La trêve est prévue jusqu'à demain matin. Le Hamas se dit disposé à la prolonger de deux jours. Deux jours de plus pour la survie des Gazaouis, dont entre un million et un million et demi ont été déplacés à l'intérieur de la bande de Gaza et ne peuvent tenter de revenir dans la ville de Gaza sans essuyer des tirs de l'armée d'Israël.

Les ONG (Amnesty International, Handicap International, Médecins du Monde, Médecins sans frontières, Oxfam, Save the Children) considèrent qu'une trêve de quatre jours ne suffit pas pour faire entrer l'aide nécessaire à Gaza et aux deux millions de personne à aider qui y survivent. Ces ONG appellent, comme bien d'autres, à un cessez-le-feu, à éviter davantage de morts et permettre de renforcer l'aide humanitaire de survie (alimentaire, médicale, énergétique). Les ONG appellent aussi à l'ouverture de plus de points d'entrée en Egypte que le seul point de Rafah. Elle réitèrent enfin leur condamnation des bombardements contre des infrastructures médicales et sanitaires, notamment des hôpitaux (le 12 novembre, 137 attaques ont été recensées par l'OMS contre des structures médicales et sanitaires à Gaza, et 192 membres du personnel médical gazaoui (et des ONG sur place) ont été tués. Plus de 14 000 personnes, dont 5 500 enfants, ont perdu la vie à Gaza, selon le ministère de la santé local. Ces morts, et les 30'000 blessés, s'ajoutent à ceux du pogrom du 7 octobre, ils ne les effacent ni ne les vengent.

Etrange trêve, donc, que celle instaurée jusqu'à aujourd'hui à Gaza. Etrange, puisqu'engageant deux acteurs, le Hamas et le gouvernement d'Israël, qui proclament chacun leur volonté d'éliminer l'autre, et dont les autorités politiques ne sont pas, sur le terrain, les puissances réelles. La direction politique du Hamas, à Doha, ne dirige rien sur le terrain, la direction militaire, sur le terrain, ne gère rien des conséquences politiques de ses actes, le Qatar joue sur tous les tableaux (il soutient financièrement le Hamas, héberge ses chefs politiques et assure sa propagande via Al-Jazeera, mais accueille la plus grande base américaine de la région). En Israël, le cabinet de guerre fait les choix essentiels, le gouvernement ne gère plus que les affaires courantes, les colons de Cisjordanie jettent de l'huile sur le feu. Nul ne sait quel sort sera réservé aux centaines de milliers de déplacés gazaouis, qu'Israël ne veut pas voir revenir dans la ville de Gaza, que l'Egypte ne veut pas accueillir chez elle et qui ne peuvent pas rester là où ils ont trouvé répit -mais ni asile, ni refuge. Nul ne sait non plus dans quel mesure les deux parties de l'accord du 22 novembre vont le respecter, et sur quoi cet accord peut déboucher : Netanyahou promet de poursuivre la guerre, après la trêve, jusqu'à "élimination" du Hamas, mais qui accorde encore crédit à Netanyahou ?

Et la même question se pose toujours, qui ne se pose pas depuis le début de l'offensive israélienne mais depuis, au moins, la mise à mort des accords d'Oslo par l'accélération de la colonisation israélienne de la Cisjordanie palestinienne : à quoi mène cette guerre de 75 ans en Palestine ? et comment en sortir ? Par la "solution à deux Etats", un israélien et un palestinien ? La colonisation de la Cisjordanie rend impossible la création d'un Etat palestinien. La solution à un Etat, démocratique et laïque, où juifs, musulmans, chrétiens, athées, pourraient vivre ensemble sans s'entretuer ? Mais où trouver la double majorité d'Israéliens et de Palestiniens disposés à abandonner "leur" Etat, réel (Israël) ou potentiel (la Palestine), pour un Etat commun à partager avec l'"autre" ? La méthode druze, on accepte les règles de l'Etat dans lequel on vit, jusqu'à servir dans ses armées pour autant qu'il nous foute la paix et qu'on n'ait pas à se combattre les uns les autres, druzes libanais, syriens ou israéliens ?  La solution sans Etat, enfin, une sorte de Rojava palestinien, de fédération de communes sans pouvoir central, sans armée ? Un rêve anarchiste, et situationniste... alors rêvons, tout de même :  "la question palestinienne est trop sérieuse pour être laissée aux Etats, c'est-à-dire aux colonels. Elle touche de trop près les deux questions fondamentales de la révolution moderne, à savoir l'internationalisme et l'Etat, pour qu'aucune force existante puisse lui apporter la solution adéquate"(Internationale Situationniste, octobre 1967).

La "question palestinienne" se pose depuis 75 ans parce que la création même de l'Etat d'Israël a fait naître un peuple palestinien, puis une nation palestinienne. Et que c'est sur la négation de ce peuple, puis de cette nation et de ses droits que s'est construit le Hamas -le pire défenseur imaginable de la cause palestinienne. La Suisse s'apprête à l' interdire comme une organisation "terroriste" pendant que le CICR, instrument de l'application des conventions de Genève instituant le droit international humanitaire et dont la Suisse est dépositaire, négocie avec le Hamas pour pouvoir accomplir sa mission -et avoir accès aux otages que détient cette organisation infréquentable mais qu'il faut tout de même fréquenter, parce qu'elle est là, incontournable, et que quoi qu'en promette Netanyahou, elle ne disparaîtra pas sous les bombes qui retomberaient sur Gaza...


 


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