La neutralité suisse: la sacraliser, l'adapter, l'abandonner ?

Que faire d'un mythe ?

En août dernier, à Berne, s'est tenue une rencontre entre les ministres de la Défense allemand, autrichien et suisse. Il s'agissait de l'adhésion de l'Autriche et de la Suisse à une "initiative", l'ESI (European Shild Initiative) lancée en août 2022 par quinze Etats tous membres de l'OTAN, auxquels se sont joints deux candidats à l'adhésion à l'alliance, la Suède et la Finlande. La participation de la Suisse à l'"initiative" est-elle autre chose qu'un pas de plus en direction de l'"Alliance" -non une adhésion en bonne et due forme, mais un rapprochement de plus en plus étroit ? Pas un mariage, mais un concubinage, dans lequel on partage informations et matériels. Les 19 Etats de l'ESI acquièrent ainsi en commun un système de défense anti-aérien, et développent leur collaboration militaire, dans l'échange d'information et la formation du personnel militaire. On notera, sans surprise, que la décision de faire participer la Suisse à l'ESI a été prise sans aucune consultation préalable et sans que ni le Parlement, ni le peuple aient pu dire leur mot. Renonce-t-on pour autant à la neutralité de la Suisse ? Non. Parce que neutre, la Suisse ne l'a jamais été. Sauf, peut-être, entre 1815 et 1848. Parce qu'elle y était contrainte. Si on n'était convaincu que ce serait inutile, on devrait le rappeler à l'UDC qui veut ancrer la neutralité intégrale dans la Constitution fédérale. Faire d'un mythe une norme constitutionnelle ? Bah, pourquoi pas, on y a bien mis Dieu, dans la Constitution -et en exergue, encore...

Le minimum de solidarité internationale nécessaire -non pour s'en contenter, mais pour l'assurer. 

Que peut être la "neutralité" suisse, aujourd'hui ? En août 2022, le Conseil fédéral tentait de répondre à cette question existentielle dans un rapport, qui précisait ainsi l'interrogation : "Comment la Suisse peut-elle concilier sa position de neutralité avec la solidarité et le coresponsabilité qui s'imposent pour la sécurité en Europe et la défense des valeurs de liberté ?". Le gouvernement présentait cinq options, cinq déclinaisons de la neutralité : la neutralité "intégrale" (c'est l'option défendue par l'UDC), le statu quo, une neutralité "coopérative", une neutralité "had hoc", de cas en cas, le non-alignement, et enfin l'adhésion à l'OTAN, autrement dit l'abandon de la neutralité. Pour le Conseil fédéral, c'était l'option de la "neutralité coopérative" qui correspond le mieux à une conception "moderne" de la neutralité. C'est d'ailleurs celle qu'il a choisi lui-même d'adopter l'année dernière, après l'agression russe de l'Ukraine : sous pression internationale, il a décidé de suivre les sanctions européennes contre la Russie (sans pour autant empêcher réellement qu'elles puisse être contournées depuis la Suisse). L'UDC est montée sur ses grands chevaux de labour pour dénoncer une trahison de la neutralité et a lancé une initiative populaire pour la graver dans le marbre constitutionnel. Le débat s'est ensuite focalisé sur la question de la rééexportation vers l'Ukraine de matériel militaire suisse vendu à des pays européens. Et là, c'est le Conseil fédéral qui se montre intraitable face aux Européens et à la majorité du parlement, mais en bénéficiant du soutien paradoxal de l'UDC et des Verts, la première toujours au nom de la neutralité, les seconds par pacifisme, alors que le PS se retrouve avec le PLR, le Centre et les Verts libéraux pour demander une autorisation de réexportation.

Cette "neutralité coopérative", le Conseil fédéral ne la voit pas comme une rupture mais comme une "évolution du statu quo" (ce qui, soit dit au passage, est contradictoire dans les termes), une adaptation de la "neutralité active" mise en œuvre depuis 1993. On préserve le principe d'une neutralité "armée et permanente", mais on propose "plus de coopération, plus de politique d'intérêts, plus de liberté d'action, plus d'anticipation et élus de cohérence" -ce qui en creux sonne comme un constat assez négatif. La neutralité "coopérative" donnerait une plus grande marge de manœuvre pour appliquer des sanctions internationales, réduire les exportations de matériel militaire, accroître la coopération avec l'OTAN et l'Union Européenne.

Toujours est-il que le Conseil fédéral n'entend pas renoncer à la neutralité, "pratique séculaire couronnée de succès", mais la redéfinir. Le Conseil fédéral, s'il préfère la version "coopérative" de la neutralité, qui prendrait la suite de la neutralité "active" dont le défaut est qu'elle date d'une époque où l'on pouvait croire que le temps de l'affrontement des blocs était révolu, n'écarte pas pour autant le statu quo ou une neutralité "ad hoc", adaptable au cas par cas, et pouvant être suspendue au nom d'une "solidarité de valeurs" plus forte que la neutralité elle-même, si la Suisse pouvait s'appuyer sur une décision de l'ONU ou de l'UE et s'y rallier. C'est ce qu'elle a fait après l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Mais c'est aussi, d'une certaine manière, ce qu'elle avait déjà fait, et sans pouvoir s'appuyer ni sur l'ONU ni sur l'UE (qui n'existait pas encore) pendant toute la Guerre Froide : privilégier à la neutralité la "solidarité de valeurs" avec l'"Occident", contre le "communisme" -ce qui n'avait cependant pas empêché la Suisse d'être l'un des premiers Etats "occidentaux" à reconnaître la Chine populaire... plus lointaine, il est vrai, que l'Union Soviétique...

Que restera-t-il de ce débat ? Que voulons-nous en faire sortir : ceci, en tous cas, et c'est un minimum qui ne devrait pas être négociable : le renforcement de la capacité de la Suisse à apporter une aide humanitaire aux victimes des conflits -toutes les victimes, de tous les conflits,  l'interdiction absolue de livrer des armes, et quelque matériel à usage militaire que ce soit, à des parties d'un conflit -qu'il soit entre Etats ou entre un Etat et un groupe armé non étatique, le soutien aux ONG actives sur le terrain des conflits, assurer le respect des droits fondamentaux ou la sanction de leur irrespect... Ce n'est rien là que le minimum de solidarité internationale nécessaire -non pour s'en contenter, mais pour l'assurer. 

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