Succession socialiste au Conseil fédéral : Affaire de nuances

 

Donc, ce sera Jon Pult et Beat Jans. Le Grison et le Bâlois sont les candidats que le PS présentera, au choix, le 13 décembre à l'Assemblée fédérale pour succéder à Alain Berset au Conseil fédéral. Le parti avait décidé vendredi de présenter deux candidatures, il a décidé samedi de présenter ces deux-là, au terme de dix-huit tours de scrutin. Les femmes sont majoritaires au sein du groupe socialiste, tant au Conseil national qu'au Conseil des Etats, mais le groupe a décidé de présenté deux hommes, au choix de l'Assemblée fédérale. Il n'y a donc pas eu de "vote femme" -peut-être parce que la seule candidate, Evi Allemann, est située à la droite du parti, côté "Manifeste du Gurten". Et qu'une femme, Elisabeth Baume-Schneider, est déjà Conseillère fédérale.  Le groupe aurait pu ne présenter qu'un seul candidat, mais il aurait couru le risque de voir le parlement choisir un non-candidat pour montrer, comme disait un ancien président de l'ancien parti radical, "qui commande dans ce pays". Le PS aurait aussi pu présenter trois candidats, mais il aurait alors laissé à la droite majoritaire aux Chambres, trop de pouvoir. Parce que quand on dit que le Parlement fédéral choisira, on dit bien que c'est la droite, majoritaire au parlement fédéral, et qui le restera au Conseil fédéral, qui choisira le deuxième ministre socialiste du gouvernement suisse, qui doit être élu avec au moins 124 voix -soit plus que la totalité des sièges de gauche.  Beat Jans aurait l'avantage de faire revenir Bâle-ville au Conseil fédéral, après un demi-siècle d'absence, Jon Pult (outre celui de rajeunir avec ses 39 ans le collège gouvernemental) d'y faire revenir un romanche, après un siècle d'absence. Et il est réputé plus à gauche, (il a été l'un des fondateur de la JS grisonne, c'est dire) ce qui n'est d'ailleurs pas avantage, la gauche étant minoritaire dans l'électorat du gouvernement, et peut-être plus écolo (il a été la cheville ouvrière de l'opposition à l'organisation des JO d'hiver aux Grisons, et a été aussi président du Comité de  l'"initiative des Alpes") que Beat  Jans, mais cela ne joue que sur des nuances (Jans aussi est identifié comme écolo). Quant à nous, à franchement parler, que ce soit Pult ou Jans qui succèdera à Berset, on s'en fout un peu. Et même beaucoup. Pas complètement, mais presque.

Les socialistes ont dû prouver qu'ils étaient gouvernementaux avant même d'entrer au gouvernement

L'élection du Conseil fédéral était l'un des enjeux de l'élection des Chambres fédérales, puisque ce sont elles qui élisent les membres du gouvernement. Et cette élection est aussi, depuis toujours, le moment d'un rapport de force, qui n'exclut pas les "coups politiques", comme quand la droite impose Otto Stich aux socialistes qui présentaient Lilian Uchtenhagen, ou attribue à Albert Rösti le département de l'énergie, des transports et de l'environnement, ou quand la gauche et le centre imposent le limogeage de Christophe Blocher à l'UDC après que la droite ait imposé le limogeage de Ruth Metzler au Centre (pour faire passer Blocher)... Aujourd'hui, pour les partis en présence, les enjeux particuliers sont clairs : le PS et le PLR veulent sauver leurs deux sièges, et pouvoir choisir eux-mêmes qui les occupent. l'UDC veut dominer le Conseil fédéral, le Centre-PDC veut y rester, les Verts et les Verts libéraux auraient bien voulu y entrer, mais leur recul les en éloigne, et la progression du PS éloigne pour lui et pour la gauche, le risque de les voir instrumentalisés par la droite. Et comme le Centre ne veut pas s'attaquer à un siège du PLR et qu'il n'a finalement pas réussi à dépasser le PLR en suffrage, on s'achemine vraisemblablement pour une reconduction de cette formule, que seule l'éviction de Christophe Blocher avait ébréchée pour une législature. Mais cette "formule" porte son âge : elle date d'un temps où trois partis, le parti radical, le parti socialiste, le parti catholique-conservateur, dominaient tous les autres, y compris le parti agrarien, ventre fécond d'où est surgie l'UDC... et où il n'y avaient dans le paysage politique ni Verts, ni Verts libéraux, où les radicaux et les libéraux n'avaient pas encore fusionné, ni le PDC avec le PBD en abandonnant la référence confessionnelle explicite dans son nom même...

Le gouvernement suisse a été institué sous sa forme encore actuelle... en 1848. Depuis 175 ans, il compte sept membres tous égaux (et égales, désormais), et élus individuellement par le parlement : pas de Premier ministre, juste un président annuel qui est aussi le président de la Confédération : c'est sans doute unique au monde, du moins dans une démocratie. A quoi il ressemble, le Conseil fédéral sortant ? Cinq conseillères fédérales et conseillers fédéraux viennent de l'axe Genève-Saint-Gall (en comptant encore Berset), deux de l'axe Bâle-Chiasso (celui sur lequel se situent les deux candidats socialistes). Le gouvernement fédéral en est-il déséquilibré ? Et si Elisabeth Baume-Schneider vient d'un canton romand, ce canton est plus proche de l'aéroport de Bâle-Mulhouse que de celui de Genève et on met moins de temps en train depuis le Jura pour aller à Paris qu'à Genève... Par ailleurs, les villes sont sous-représentées : la plus "citadine" des membres du gouvernement actuel vient d'une ville de 24'000 habitants, Wil, dans le canton de Saint-Gall -celui de la PLR Karin Keller-Sutter. En doit-on déduire que les parlementaires qui ont élu le Bernois et la Jurassienne des campagnes, Albert Rösti et Elisabeth Baume-Schneider plutôt que leur concurrent.e. zurichois et bâloise, sont des ennemis des villes ? Pas si vite : la majorité des élus citadins romands ont voté pour Elisabeth Baume-Schneider... Mais la question d'une représentation des villes ne s'en pose pas moins -sauf que c'est d'abord au parlement que cette représentation doit se faire et être garantie, comme l'est celle des cantons. Au Conseil des Etats, par exemple, les cantons non-urbains sont surreprésentés : il serait judicieux que les cinq, six ou sept villes les plus importantes du pays, celle de plus de 100'000 habitants, le soient aussi, directement et en tant que telles. Après tout, chacune d'entre elle est plus peuplée que bien des cantons disposant de deux représentants dans cette chambre du Parlement fédéral.

Le Conseil fédéral actuel est à majorité "latine" (et le resterait si Pult était élu). Et alors ? Alors rien : la Constitution fédérale ne prescrit pas une représentation proportionnelle des langues, seulement une représentation équilibrée : trois Alémaniques, trois Romand.e.s et un Tessinois, ça n'est pas déséquilibré. Ou alors, ce serait le Tessinois qui serait de trop puisque les italophones constituent bien moins d'un septième de la population suisse, et qu'à constituer un gouvernement "linguistiquement proportionnel", on les en exclurait définitivement (il n'y a d'ailleurs souvent eu aucun italophone au Conseil fédéral)... Et puis, de toute façon, les Alémaniques restent majoritaires aux Chambres fédérales, dans leurs commissions (il n'y a plus qu'une seule latine sur 13 membres de la commission de l'Economie...) dans la population, dans l'administration, dans les partis politiques gouvernementaux, dans les media... et ils le redeviendront au Conseil fédéral à la première démission romande... Et Elisabeth Baume-Schneider est issue d'une région périphérique et frontalière, dont la métropole est Bâle. La sous-représentation des villes, qui abritent tout de même la grande majorité de la population du pays et qui ne disposent pas au parlement fédéral de "groupe parlementaire citadin" alors que les agriculteurs en ont formé un, est bien plus problématique que la minorisation accidentelle de la majorité linguistique, même si nou,. ici, on préférera toujours une socialiste rurale à un centriste urbain, et que ce n'est pas tant au gouvernement qu'au parlement que la représentation des villes est essentielle. Reste que la question se pose aussi de l'avenir d'une "formule magique" qui accouche d'un gouvernement additionnant des représentants de partis quine rassemblent, tous ensemble, que 70 % de l'électorat (58 % si on ne tient compte que de l'UDC, du PS et du PLR)  : c'est une majorité, certes, mais au Conseil fédéral, le PS et le PLR sont sur-représentés...

Les chances de faire élire un.e socialiste de gauche sont fort réduites, et au sein du parti, à la base ou dans les instances, celles et ceux qui veulent que le PS reste au gouvernement, à tout prix, sont largement majoritaires, et a contrario largement minoritaires celles et ceux qui voudraient bien qu'il passe dans l'opposition pour se refaire une santé. Le PS, d'ailleurs, avait attendu 25 ans avant d'entrer au Conseil fédéral en 1943 alors qu'il en avait la force parlementaire depuis 1919, et l'UDC. On n'entre pas au gouvernement en tenant un discours d'opposition, on y entre en témoignant de son respect pour les institutions, pour la "concordance" et la collégialité. Les socialistes ont dû prouver qu'ils étaient gouvernementaux avant même d'entrer au gouvernement, et renoncer à des candidatures de combat pour des candidatures conforme au cadre institutionnel et à ses pratiques politiques, sauf à changer précisément ce cadre pour passer dans la formation du gouvernement d'une logique arithmétique à une logique programmatique , et d'une logique d'addition des principales forces politiques à une logique de constitution d'une majorité face à une opposition. Or, en Suisse, la majorité électorale et la majorité parlementaire est de droite. La gauche peut certes être majoritaire lors de référendums, mais là,  ce sont les thèmes soumis à votation qui sont déterminants, pas les rapports de forces entre les camps politiques : la gauche n'est majoritaire que quand une partie de la droite la rejoint... pour un vote précis.

Alain Berset assurait dans "Le Courrier" du 22 juin que "depuis 1848, aucun membre du Conseil fédéral n'a été directement impliqué dans autant de scrutins populaires" que lui. Et depuis 1943, aucun socialiste dans autant de scrutins pour y défendre une position contraire à celle de son parti ? Il répond : "Quand il entre dans un exécutif, un élu sait qu'il va représenter un collège et qu'évidemment, il risque d'être parfois opposé à son propre parti". "Parfois" ? Quand on est d'un parti minoritaire, c'est évidemment plus "souvent" que lorsqu'on est membre d'un parti constitutif d'une majorité... mais, ajoute Berset, "cela fait partie du travail institutionnel. Remettre ce principe en cause, c'est remettre en cause les institutions". Ben ouais, et alors ?

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