Renaissance, permanence ou mutation de l'antisémitisme ?

 

Banalisation

A Genève, le Grand Conseil a voté le 17 novembre,  à l'unanimité moyennant trois abstentions UDC, une résolution de condamnation de l'antisémitisme. Un député UDC de fraîche date a tout de même tenté de justifier son abstention par "les atrocités commises par les deux camps dans le conflit israélo-palestinien", comme si l'antisémitisme n'était pas en soi, comme on l'avait écrit ici, une saloperie suffisante pour être condamnée en tant que telle... Le député UDC appelait à "rester neutre". A quoi la Conseillère d'Etat Nathalie Fontanet a fort justement répondu que "ne pas condamner l'antisémitisme et le racisme, ce n'est pas être neutre, c'est être lâche". C'est aussi être amnésique. Il y a en Suisse une norme pénale antiraciste, qui fait de l'expression de l'antisémitisme un délit, mais le droit suisse ne donne pas de définition de l'antisémitisme : elle serait pourtant fort utile à le distinguer d'un antisionisme politique, ou d'une opposition politique aux décisions du gouvernement israélien... Enfin, l'existence d'une norme antiraciste n'empêche pas celle de partis ouvertement racistes, de groupes ouvertement antisémites, de la diffusion et de la vente d'objets nazis, de concerts néo-nazis"privés", ni n'interdit d'arborer des signes nazis. Et donc, de banaliser l'antisémitisme, comme s'il n'était qu'une mode, une esthétique, un mouvement d'humeur.

"Mal nommer un objet, c'est ajouter un malheur de ce monde"

Avant la grande manifestation parisienne du 12 novembre contre l'antisémitisme, à laquelle il ne participa pas (contrairement à sa Première ministre et à plusieurs ministres, les présidents des deux Chambres et les deux anciens présidents de la République encore en vie, Sarkozy et Hollande)  le président Macron avait proclamé qu'"une France où nos concitoyens juifs ont peur n'est pas la France". Plus de 100'000 personnes avaient manifesté à Paris (et autant dans 70 manifestations et rassemblement dans le reste de la France) "pour la République, contre l'antisémitisme". La manifestation avait fait polémique avant même que d'avoir lieu, dès lors que l'extrême-droite (le Rassemblement national de Marine Le Pen, "Reconquête" d'Eric Zemmour) avait annoncé qu'elle y participerait. Elle y a en effet participé, mais en queue de cortège, séparée du reste des manifestants par les autres partis de gauche (PS, PC, Verts) défiant derrière une banderole commune "contre l'antisémitisme et tous les fauteurs de haine et de racisme". Cette présence de l'extrême-droite avait servi de prétexte à la "France Insoumise" pour étayer son boycott de l'événement, déjà annoncé avec comme argument que l'appel à manifester contre l'antisémitisme ne contenait pas de condamnation de l'islamophobie ou des bombardements israéliens sur Gaza. Des "insoumis" s'insoumettant à la "France insoumise" (LFI) ont toutefois participé aux rassemblements hors de Paris, notamment à Strasbourg, et LFI a organisé à Paris son propre rassemblement près de l'ancien Vélodrome d'Hiver (le Vel'd'Hiv), où avait été regroupés les juifs parisiens raflés en 1942 avant leur déportation vers les camps d'extermination. Le porte-parole du gouvernement a vu, dans la participation de l'extrême-droite à la manifestation, de l'"indécence" et rappelé que le Rassemblement National est le nouveau nom du Front National, "un parti politique créé par les héritiers de Vichy" et de la collaboration avec les nazis, mais avait oublié d'ajouter que l'antisémitisme de droite avait changé de "sémites", en même temps que l'extrême-droite, naguère judéophobe (en attendant de le redevenir) prenait fait et cause pour le gouvernement d'Israël dans sa guerre contre les Palestiniens (tous les Palestiniens, pas seulement le Hamas). Le Pen et Zemmour prenant part à la grande marche contre l'antisémitisme y ont reçu un certificat de bonne vie et mœurs politiques, dans le même moment où l'absence de Mélenchon à cette marche lui valait inscription au casier médiatique.

"Mal nommer un objet, c'est ajouter au malheur de ce monde", disait Albert Camus.  Pour le Centre européen de surveillance du racisme et de la xénophobie (EUMC) et l'Alliance internationale pour la mémoire de l'holocauste (IHRA) "L'antisémitisme est une certaine perception des Juifs, qui peut s'exprimer comme une haine des Juifs". "Des manifestations rhétoriques et physiques d'antisémitisme sont dirigées contre des individus juifs ou non juifs et/ou contre leurs propriétés, contre les institutions de la communauté juive et contre des installations religieuses". Cette définition fait le lien avec des théories du complot (juif, en l'occurrence) "pour nuire à l'humanité" et l'affirmation d'un contrôle par les Juifs des media, de l'économie, du gouvernement.  L'antisémitisme  se manifeste aussi par la négation du génocide des juifs par les nazis et leurs alliés, et par  l'accusation portée contre les juifs d'avoir construit un mythe du génocide. Voire celle portée contre l'Etat d'Israël de se comporter comme l'Etat nazi. En revanche, l'EUMC précise que "la critique d'Israël similaire à celle élevée contre n'importe quelle nation ne peut être regardée en soi comme antisémite". Et l'IHRA ajoute que "critiquer Israël comme on critiquerait tout autre Etat ne peut pas être considéré comme de l'antisémitisme", à moins que l'on exige de l'Etat d'Israël "des comportements qui ne sont ni attendus ni exigés de tout autre Etat démocratique. Critiquer le sionisme comme on critiquerait tout autre nationalisme ne relève donc pas de l'antisémitisme, car ce nationalisme-là ne vaut ni mieux ni pire que les autres, et un antisionisme confondant, délibérément ou non, Israéliens et juifs, puis Israéliens entre eux et juifs entre eux, dans la même détestation, n'est précisément que de l'antijudaïsme. C'est-à-dire de l'antisémitisme.

L'antisémitisme procède à une falsification intellectuelle, en transformant une religion (le judaïsme) en race, ce qui devait avoir, pour les inventeurs de ce déplacement, la vertu de les soustraire à l'accusation (pourtant fondée) de cultiver une vieillerie obscurantiste, en donnant à leur antisémitisme une caution qu'ils considéraient comme scientifique (l'ethnicisation, le racialisation du judaïsme renvoyant à l'anthropologie raciale, dominante au XIXe siècle). L'idéologie raciale nazie ne sourd pas d'ailleurs, qui substitue une opposition entre "aryens" et "sémites" (en racialisant ces deux concepts, et en faisant de la catégorie linguistique des langues sémitiques, qui comprend notamment l'arabe, une catégorie raciale ne comprenant plus que les juifs) à la vieille opposition entre chrétiens et juifs. De facto, l'antisémitisme ne vise que les juifs -l'islamophobie n'est pas de l'antisémitisme. L'antisémitisme qui ne vise que les juifs n'a cependant rien à voir avec les juifs réels : l'antisémite invente "son" juif. Et projette sur lui tous ses fantasmes. Il aurait pu les projeter sur d'autres, sur le musulman, le protestant, le païen, mais c'est sur le juif. Parce que le juif était là avant le chrétien, et qu'il est plus près que le musulman: on l'avait en quelque sorte sous la main, sous le gourdin, le knout, la hache. Et qu'il était comme une sorte de solution de facilité. Comme une tradition. Comme un secret de famille. Comme une vieille moisissure.






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