Angoisses démographiques sur fonds de xénophobie

Votre ventre nous appartient

Angoisse en France : les femmes en âge de procréer procréent de moins en moins, selon le bilan annuel de l'INSEE pour 2023, qui annonce 678'000 naissances, le chiffre le plus bas depuis trois quarts de siècle. Chute de la natalité (1,68 par femme en âge d'en  avoir en 2023, contre deux enfants il y a dix ans), vieillissement de la population, croissance démographique (0,29 % en 2022, pour 68,4 millions d'habitants) reposant de plus en plus sur (aarrgh) l'immigration, la droite désespère, l'Eglise catholique prie, Macron monte au créneau, le président qui n'a pas d'enfant appelle les femmes à en faire plus. Et le gouvernement et le parlement à adopter des mesures les y incitant. Une politique nataliste à la Debré. La France est pourtant dans une moins mauvaise situation démographique que ses voisins : l'Espagne en est à 1,29 enfant par femme en âge d'en avoir. Ailleurs,  la Russie a perdu des millions d'habitantes et d'habitants, pertes de guerre non comprises, la population chinoise est désormais moins nombreuse que celle de l'Inde. D'où des mots d'ordres natalistes adressés aux femmes : pondez indigène ! Car votre corps, vos entrailles, votre utérus, appartiennent à la patrie. Pendant ce temps, en Suisse, l'UDC sonne le tocsin pour dénoncer le péril d'une "Suisse à dix million d'habitants". D'une Suisse dont la totalité de la population resterait moins nombreuse d'une seule grande ville asiatique... Toutes ces angoisses démographiques se cultivent sur fonds de xénophobie : ce n'est pas tant la baisse de la natalité qui panique en France, en Italie, en Allemagne, c'est l'évidence qu'elle n'est compensée (quand elle l'est) que par l'immigration... Et ce n'est pas la "Suisse à dix millions d'habitants" qui angoisse l'UDC, c'est que sur ces dix millions d'habitants, il puisse y en avoir quatre millions qui viennent d'ailleurs...

Que répondre aux sonneurs de tocsin démographique quand le battant de la cloche est celui de la xénophobie ?

Entre 1990 et 2020, la population résidente de la Suisse a progressé de 28% pour atteindre 8 670 300 habitants au 31 décembre 2020, soit une progression, malgré la pandémie, de 0,7 % (64'300 personnes). Cette année-là, on avait dénombré 85 900 naissances vivantes, 76 200 décès, 163 200 immigrations et 109 400 émigrations, la balance des unes et des autres contribuant à la croissance démographique annuelle, la balance migratoire y contribuant plus que la balance"naturelle" indigène dès les années '80 du siècle défunt. Le solde migratoire (immigration moins émigration) avait dépassé le seuil de 100'000 personnes en 1961, alors que dans le même temps le solde naturel (naissances moins décès) se réduisait. Selon les trois scénarios de l'Office fédéral de la statistique, la population de la Suisse se situerait en 2050 entre 9,5 (scénario bas) et 11,4 (scénario haut) millions de personne, le scénario de référence la situant à 10,4 millions. On est donc, quelque soit le scénario retemu, dans une progression démographique, essentiellement due à un solde migratoire positif. "Qui veut d'une Suisse à 10 millions d'habitants ?", interroge (dans "Le Matin Dimanche" du 20 août le président de l'UDC, Marco Chiesa, à propos de la "libre-circulation". Sur le même ton, et sachant que l'équilibre des générations en Suisse n'est à peu près supportable que grâce à l'immigration, et que hôpitaux et EMS ne fonctionnent que grâce à leurs salariées et salariés immigrés, on se demandera "qui veut une Suisse dont deux millions d'habitants survivraient dans des EMS privés de personnel" `? Le président de l'UDC, sans doute... alors même qu'il reconnaît que "si nos voisins avaient empêché leurs ressortissants de venir en Suisse lors de la crise du coronavirus, cela aurait été la catastrophe"... De toute façon, la Suisse à 10 millions d'habitants (et la Genève à 700'000...), on y arrivera sans doute... mais dans quel état ?

Une fois évaluée quantitativement la population, reste à l'évaluer qualitativement. En 2020, la population suisse est majoritairement (à 50,4 %) féminine, sauf dans les classes d'âges les plus jeunes puisqu'il naît plus de garçons que de filles et que  l'immigration, plus jeune que la population résidente, est majoritairement masculine (mais les garçons et les hommes meurent plus tôt que les filles et les femmes). En 2020, 61,3 % des habitants du pays sont en âge de travailler (20-64 ans) , 18,8 % ont atteint ou dépassé l'âge de la retraite, mais ces proportions ont déjà évolué et continueront d'évoluer vers une réduction de la part des actifs potentiels et une augmentation de celle des retraités potentiels : en une génération (1990-2020), la proportion des moins de 20 ans a baissé de 3,5 points et celle des plus de 64 ans augmenté de 4,2 points. En 2050, un.e habitant.e de la Suisse sur quatre sera à la retraite, un.e sur dix sera au moins octogénaire et dès 2040, il faudra 900 institutions et 45'000 soignantes et soignants de plus qu'actuellement. Qu'on ne pourra trouver qu'en les important : 300 soignantes et soignants quittent chaque mois leur profession, le domaine le plus touché est celui des soins stationnaires de longue durée., pour lesquels, selon l'Observatoire national de la santé, les besoins vont augmenter de plus de 50 % dans les quinze ans à venir : sans changement de politique médico-sociale, il faudra plus de 54'000 lits supplémentaires, soit l'équivalent de plus de 900 EMS, pour lesquels on aura besoin de plus de 35'000 employées et employés supplémentaires dans les dix ans, en sus des plus de 9300 nécessaires au développement des soins à domicile. Quant aux coûts des soins de longue durée, ils devraient doubler en vingt ans pour atteindre 3,4 % du PIB en 2045... Il y a certes des alternatives au placement en EMS ( les foyers de jour et de nuit, les appartements protégés), qui pourraient convenir au tiers des pensionnaires des EMS nécessitant moins d'une heure de soins par jour...

En un peu plus d'un siècle, l'espérance de vie moyenne de la population suisse a presque doublé, passant, à la naissance, de 46 à 82 ans pour les hommes et de 49 à 85 ans pour les femmes, et elle devrait continuer à augmenter. L'âge moyen des la population suisse est passé de moins de 40 ans en 2000 à plus de 42 ans et demi vingt ans plus tardEn 2050, un quart de la population sera à la retraite (19 % en 2020), et un dixième aura plus de 80 ans. Il faudra à cette population plus de lieux d'accueil, plus de soins, plus de personnel de prise en charge -avec moins de population active pour les financer et les dispenser. 

La clef de la démographie, c'est la politique -et plus précisément les politiques de la santé, de l'éducation, de défense des droits des femmes... Le niveau de formation, comme le niveau de revenu, est un facteur déterminant du taux de natalité : tendanciellement, mieux une femme est formée, et plus élevé est son revenu, moins elle fait d'enfant... Dans des pays comparables au nôtre, la majorité des femmes, désormais, travaillent professionnellement, alors que la plus grande part de la prise en charge des enfants continue à reposer sur elles, la double journée de travail étant dissuasive de la maternité.  Cela, déjà, les dissuade de multiplier les maternités. L'allongement de la formation et la hausse du niveau d'instruction des femmes, leur participation croissante au "marché du travail", le changements de mentalité et de normes de comportement font le reste : faire un enfant, ou en faire plusieurs, n'est plus la norme, mais un choix -la norme, c'est le choix. 

Aujourd'hui, une femme sur quatre n'a pas eu d'enfants - Il y a vingt ans, c'était une femme sur six. Le taux de natalité en Suisse a atteint son niveau historique le plus bas, avec 1,39, alors que les prévisions démographiques de la Confédération tablaient sur un taux de natalité de 1,62. En 2022, on a enregistré en Suisse 82'400 naissances vivantes, soit 7300 de moins qu'en 2021.  Et les femmes enfantent de plus en plus tard : l'âge moyen des mères était d'un peu plus de 31 ans en 2020, il était de 27 ans et demi en 1990. Enfin, les 3,9 millions de ménages en Suisse, un tiers d'entre eux ne sont fait que d'une seule personne (c'est trois points de plus qu'en 1990), et un autre tiers de deux personnes (deux points de plus qu'en 1990). Et les ménages d'une seule personne devraient encore être 30 % plus nombreux en 2050. qu'aujourd'hui.

Que répondre aux sonneurs de tocsin démographique quand le battant de la cloche est celui de la xénophobie ? Que toute population nationale est, par définition, si on remonte assez loin dans l'histoire, issue de l'immigration, qu'il n'y a plus d'Helvètes en Suisse, plus d'Allobroges à Genève ? Que toute l'humanité peuplant notre planète vient d'Afrique ? Ce discours, si rationnel, qu'il soit, leur est inaudible. Alors, leur répondre que le vieillissement de la population allant se poursuivre du double fait de la baisse de la natalité et de l'allongement de l'espérance de vie, il va falloir de plus en plus de personnel humain (sauf à le remplacer par des robots) pour prendre en charge une population âgée de plus en plus nombreuse ? Et que ce personnel, on ne le trouvera pas en Suisse, on le trouvera qu'au sein d'une immigration qui ne cessera pas ? Cela tient de l'évidence : "Il ne faut surtout pas stopper l'immigration, de manière à pouvoir engager et renflouer les caisses sociales", déclarait le "Centre" genevois dans les dernières temps de sa campagne électorale. Où il faisait alliance avec l'UDC qui disait exactement le contraire... En 2020, un.e résident.e en Suisse sur quatre est de nationalité étrangère (double-nationaux non compris), contre une sur six en 1990, et un.e sur cinq était double national.e ou multinational.e. On notera au passage que le nombre de Suisses et de Suissesses résidant à l'étranger équivaut à presque 10 % de la population résidente de la Suisse... et qu'il y a plus de Suisses résidant en France (201'000) que de Français résidant  en Suisse (146'000)... Et on ajoutera que même si on ne tient pas compte de l'immigration, il faut tenir compte du fait que les étrangères font plus d'enfants que les Suissesses (1,76 en moyenne contre 1,55), et font leur premier un ou deux ans plus tôt.

Un pseudo-écologisme mâtiné de malthusianisme proclame que nous sommes trop nombreux" ("nous" étant les humains -sauf évidemment  ceux qui proclament que "nous sommes trop nombreux" : ce sont toujours les autres qui sont de trop), que nous allons épuiser les possibilités naturelles de la planète, que si la population augmente plus vite que les ressources, à plus forte raison si l'augmentation de la population épuise les ressources, la catastrophe finale est programmée. Mais ce raisonnement calamiteux repose sur une hypothèse contestable et une évidence niée. L'hypothèse contestable, c'est celle de l'accroissement continu de la population humaine, au moins jusqu'aux 10 milliards d'habitants annoncés par l'ONU pour 2050 soit deux milliards de plus qu'en 2020. Et l'évidence niée, c'est que ce n'est pas d'être trop nombreuse que la population humaine va souffrir -et faire souffrir l'éco-système terrien, mais d'être trop vieille. Et on en est.

 Alors, hein, la crainte d'une "Suisse à dix millions d'habitants", on la laisse à qui a envie d'avoir peur de quelque chose d’inéluctable -à moins, bien entendu, d'une bonne grosse pandémie. Et pas du genre Covid, plutôt du genre peste noire du Moyen-âge...

Commentaires

Articles les plus consultés