Face à la pauvreté visible et face à la pauvreté massive

Le droit d'avoir des droits

Avec le retour d'un hiver réellement froid, il y a quelques jours, la Ville de Genève a mis en oeuvre son plan "grand froid" de prise en charge des sans-domicile fixe. Ils sont des centaines, à Genève, à vivre dans la rue. Ils sont, comme les mendiants, le visage de la pauvreté absolue -mais ils ne résument pas la pauvreté. Ils sont la pauvreté visible,  le maillon faible de la politique sociale, le révélateur de ses lacunes, mais un dixième de la population suisse vit hors de vue en dessous seuil de pauvreté, et un cinquième ne peut faire face à une dépense imprévue de 2500 francs, à moins de s'endetter insurmontablement. A toutes celles-là, à tous ceux-là, il s'impose, urgemment, de restituer le premier des droits : celui d'avoir des droits, et d'y accéder. Et c'est tout l'enjeu de la politique sociale.

Un principe guidant l'action politique concrète : le maillon faible

Quand est-on pauvre ? Il y a deux définitions possibles de la pauvreté : on peut la définir en fonction d'un seuil de revenu -on sera pauvre si on doit se contenter d'un revenu inférieur à 60 % du revenu médian (c'est le seuil retenu par l'Union européenne). Le revenu médian en Suisse se situant en 2021 à 50'300 francs par année, la limite de la pauvreté était donc de 2500 francs par mois... limite en dessous de laquelle 10 % de la population suisse se situait il y a trois ans, dont des centaines de milliers de "travailleurs pauvres" : En Suisse, 40 % de toutes les personnes touchées par la pauvreté en Suisse vivent dans des ménages qui touchent un salaire, 160'000 personnes sont pauvres tout en exerçant une activité lucrative, et 305'000 personnes alors qu'au moins un membre de leur ménage (elles-mêmes ou une autre personne) travaille.

On peut aussi définir le niveau de pauvreté à partir d'un rapport d'assistance : sont alors pauvres celles et ceux qui ont besoin d'une assistance pour vivre "normalement". Or une part considérables (entre 40 et 80 % selon les prestations) des personnes qui ont droit à des prestations sociales y renoncent. Parce qu'elles ont honte d'en avoir besoin. Ou parce que l'"opinion publique" stigmatise les "assistés". Ou parce qu'elles préfèrent s'endetter. Ou parce qu'elles ne veulent pas dépendre de l'Etat (ou de la commune).

Pour Michael Harrington ("The Other America") la pauvreté est une condition spécifique, non incluse dans les questions du travail ou du marché, non identifiable à celle du salaire, non réductible à celle d'une protection sociale insuffisante, mais en lien évident avec celle de l'inégalité. Ce lien fait de la pauvreté autre chose qu'une situation individuelle : une question sociale. L'aide aux pauvres "pour qu'ils atteignent leur potentiel productif", comme la Banque Mondiale le proclamait à la fin des années soixante du siècle dernier n'est donc en rien une réponse à la pauvreté. La seule réponse qui convienne est celle d'une démonitarisation, d'une démarchandisation, et donc de la gratuité de services comme les soins de santé, l'éducation, les transports, l'énergie, la gratuité, ici, est le moyen de l'égalité (elle met le pauvre et le riche au même niveau) et de la satisfaction des besoins essentiels de toutes et tous, sans soumission au marché.

Il y a, il devrait y avoir,  au coeur d'une action politique dans ce qu'elle peut avoir de plus concret, de plus pragmatique, de plus empirique, quelques principes leur servant de guides. Non des dogmes, ni de ces idées centrales autour desquelles se structurent les autres idées (cela, c'est la définition même de l'idéologie), mais des principes opérationnels, qui encadrent les choix et les propositions. D'entre ces principes, il y a celui du maillon faible. On le résume :  le maillon faible, c'est cette partie la plus fragile d'un ensemble, d'un système, dont le défaut peut mettre en perdition l'ensemble. La solidité de cet ensemble dépend donc de celle de son maillon le plus faible, et cela vaut pour une société : ce qui convient au plus faible ne disconvient pas au plus fort, ce qui convient au plus pauvre ne disconvient pas au plus riche.

N'attendons pas que que l'obscurité des marges éblouisse et que le silence des exclus fasse plus de bruit que les jérémiades des "classes moyennes" pour (re)prendre conscience que toute action politique est sociale et donne réponse à cette question : à qui profitent nos décisions, nos choix, nos arbitrages ? A ceux qui doivent en bénéficier pour que leurs droits soient respectés et leurs besoins couverts, ou à ceux qui n'en attendent que la satisfaction de leurs envies ?

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