Grand Théâtre d'ombres

 

Grève à l'Opera de Genève aujourd'hui

On sait depuis Eisenstein qu'une grève peut être un grand spectacle. Mais celle-là, aujourd'hui, au Grand Théâtre de Genève, n'était pas au programme de la saison -quoiqu'on en avait évoqué l'hypothèse lorsque nous avions résumé les enjeux de la réforme des statut de la fondation du GTG... Mardi et mercredi, à l'ordre du jour du Conseil municipal, il y a cinq rapports de commissions (deux rapports de majorités, trois rapports de minorités) sur la proposition du Conseil administratif de réforme des statuts de la Fondation du Grand Théâtre. Deux commissions en avaient été saisies, elles ont abouti à des votes distincts, et différant sur plusieurs points. En tout cas, si le Conseil Municipal veut éviter d'aggraver encore le conflit, et de le faire durer, il serait bien inspiré d'attendre pour décider de cette réforme (ou plutôt proposer au Grand Conseil d'en décider, puisque les statuts d'une fondation de droit public relèvent d'une loi) que se soient engagées des négociations sur le statut du personnel avec ses représentants, et qu'on ait quelque espoir, documenté, que ces négociations puissent aboutir à un accord.  Il n'y a pas le feu au lac dans le théâtre d'ombres de l'Opéra genevois.

A quoi le "partenariat social" oblige-t-il une Municipalité de gauche ?

L’assemblée générale du personnel du Grand Théâtre a décidé d’une grève de protestation aujourd'hui 29 février de 7h à minuit. De protestation contre quoi ? contre la mise urgente à l’ordre du jour de la séance plénière du Conseil municipal, mardi et mercredi prochain, à la demande du Conseil administratif, de la proposition de nouveau statut de la Fondation du Grand Théâtre. Le personnel du GTG a décidé de manifester clairement son opposition  à ce projet, en lequel il voit une tentative de "démunicipaliser" (de sortir de la fonction publique municipale) les 190 salariés de la Ville qui travaillent pour le Grand Théâtre, et de les transférer à la Fondation du Grand Théâtre de Genève, avec des contrats de droit public régis par des statuts encore à négocier. Le personnel, sa commission et les syndicats considèrent qu'"à ce stade, ni les conditions de travail, ni le maintien du niveau des rentes de retraite, ni la pérennité du nombre de postes de travail" ne sont garantis. Et le personnel fait donc grève aujourd'hui.

Au Conseil municipal, une majorité massive s'est dessinée en faveur de ce projet (y compris le principe de l'"employeur unique" qui y est posé), soutenu (mais avec des divergences) par les deux commissions à qui il a été transmis, celle des Finances et celle de la Culture (CARTS) : seule "Ensemble à Gauche" s'y est opposée.  Au Grand Théâtre travaillent un personnel municipal engagé par la Ville, sous statut du personnel municipal, et un personnel engagé par la Fondation, sous trois statuts différents (sans compter ceux des temporaires et des artistes) : des contrats de droit privé pour la direction, une convention collective pour les choeurs, une autre pour le Ballet. A l'origine du projet d'employeur unique, il y a la volonté de fusionner sous un même statut l'actuel personnel municipal, majoritaire, et le personnel de la fondation -mais ce statut commun ne sera pas un statut unique, puisque subsisteraient les statuts de droit privé de la direction et les deux conventions collectives.  Cette harmonisation partielle des statuts du personnel municipal et du personnel de la Fondation  a été recommandée par la Cour des Comptes (qui évoque même un statut unique, irréaliste compte tenu des statuts spécifiques du Ballet et des choeurs), mais ces recommandations ne sont pas des jugements : ceux à qui elles s'adressent en font ce qu'ils veulent (ou ce qu'ils peuvent).

Enfin, tout le débat se fait sur fond de redéfinition des rapports entre le canton, la Ville et les communes dans la conduite et le financement de la politique culturelle genevoise,  dans le cadre posé par l'acceptation massive de  l'initiative populaire cantonale “Pour une politique culturelle cohérente à Genève”, puis de la conclusion, en 2022, d'un accord entre le canton, la Ville et l'Association des communes pour la politique culturelle adopté par le Canton, et enfin de l'adoption en 2023 par le Grand Conseil d'une nouvelle loi sur la culture. Mais ni l'accord canton-ville-communes, ni la loi ne posent comme condition d'un financement partagé des grandes institutions, ce fameux principe de l'"employeur unique", ni ne demandent que la Ville renonce à affecter du personnel municipal à une institution culturelle devant être soutenue par le canton et les autres communes. On est donc, pleinement, devant un choix politique souverain de la Ville de Genève de continuer ou non d'affecter 190 de ses salariés à une institution culturelle autonome -mais dépendant matériellement totalement d'elle pour son existence même.

L'accord canton-Ville-communes et la nouvelle loi sur la culture prévoient la mise en œuvre d’un cofinancement de 3 institutions (GTG, BGE, MAH) et opère ainsi un rééquilibrage des charges entre la Ville et le Canton, mais visent également la garantie d’une juste rémunération, de meilleures conditions de travail et de retraite des acteurs et actrices de la culture, et des intermittent-e-s du spectacle. On n'atteindra ce double objectif (le co-financement, l'amélioration des conditions de travail du personnel)  sans une augmentation de l’enveloppe budgétaire totale. Or à ce jour, il n’y a aucune garantie d’un apport de fonds supplémentaire grâce à l’entrée du Canton dans le financement du Grand Théâtre. Si le personnel municipal est transféré à la Fondation, ce sera à la Fondation de le payer -or elle n'en a pas les moyens. Il faudra donc les lui donner, ces moyens de payer les presque 200 personnes supplémentaires qu'elle emploiera. Qui va les lui donner ? Le canton ? Rien ne le garantit. Les communes autres que la Ville ? Elles ne vont pas payer 20 millions par année pour des salaires. Reste, forcément, évidemment, la Ville. Qui va devoir doubler (si le canton participe tout de même pour la moitié de la masse salariale supplémentaire) ou tripler (si le canton n'y participe pas) sa subvention actuelle de 11 millions par an. Et le Grand Théâtre se retrouvera finalement encore plus dépendant de la Ville de Genève et des affres budgétaires de son Conseil municipal qu'il l'est actuellement

La Commission des personnels du Grand Théâtre avec les Syndicats SIT, SSP-VPOD et SSRS demandent que l’examen de la PR-1546 soit suspendu et ceci tant que les négociations sur les points importants cités plus haut n’ont pas abouti à un accord ou d’amender cette PR selon les propositions qui figurent dans leur résolution. Dans leur lettre au personnel, Sami Kanaan et Xavier Obserson assurent qu'"une fois que le Conseil municipal aura voté les nouveaux statuts de la Fondation du GTG, la négociation concrète sur les conditions futures de travail pourra débuter avec l'objectif d'arriver à un accord satisfaisant pour toutes les parties, et un nouveau statut du personnel n'entra en vigueur qu'à l'issue de cette négociation, dont le résultat sera soumis au Conseil municipal pour un positionnement de sa part", le choix devant se faire, par le Conseil municipal, entre un positionnement indicatif (version de la commission des Finances) ou décisionnaire (version de la commission de la culture). Les syndicats et le personnel, eux, demandent l'inversion de ce processus : un accord d'abord, le vote des nouveaux statuts ensuite, comme une sorte de ratification politique du résultat d'une négociation.

Réformer le fonctionnement de la fondation du Grand Théâtre, et donc en modifier les statuts, ne fait guère l'objet de contestation, sinon sur des détails. Les statuts de la Fondation fêteront cette année leurs 60 ans : dans cinq ans, ils seront à la retraite. Le projet de réforme des statuts pourrait faire une quasi unanimité... si le principe de l'employeur unique n'y était posé. Ce principe de l'employeur unique doit-il forcément figurer dans les statuts de la fondation du Grand Théâtre? La réforme du fonctionnement de la fondation implique-t-elle forcément qu'elle devienne l'employeur unique du personnel du Grand Théâtre ? La réponse à ces deux question ne tient pas de l'évidence, mais d'un choix politique : "le principe d'aller vers une harmonisation des statuts du personnel avec la Fondation du GTG comme employeur unique est un choix politique assumé", écrivent au personnel Sami Kanaan et  Xavier Obserson (président de la Fondation). Comme tient d'un choix politique le fait de poser ce principe avant qu'aient abouti des négociations, avec le personnel et les syndicats, sur son contenu et ses modalités. Et comme tient d'un choix celui des syndicats et du personnel d'appeler à la grève. Après tout, comme on le scande à gauche, à chaque grève depuis des décennies, "la grève, c'est l'arme des travailleurs". Pour dénoncer une décision, ou constituer un rapport de force avant une négociation. On y est. Et comme à chaque grève, l'employeur déplore. Et là, puisqu'il y a deux employeurs, les deux employeurs (Sami Kanaan pour la Ville, Xavier Obserson pour la Fondation) déplorent. Chacun est dans son rôle -mais quel est le nôtre, élus et élues de la gauche municipale ?

Après tout, il s'agit bien, pour une ville de gauche, de savoir ce à quoi le "partenariat social" doit l'obliger. Et de mesurer le risque politique (et même, plus trivialement, électoral...) qu'elle prendrait si elle ne s'y obligeait pas.









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