Mort d'Alexeï Navalny

Hiver russe

Dans une colonie pénitentiaire au-delà du cercle polaire, un homme de 47 ans est mort. Il s'appelait Alexeï Anatolievitch Navalny. Ce n'était pas un personnage de la Maison des morts de Dostoïevsky, de la Kolyma de  Chalamov, du Goulag de Solyénitsyne, mais de la colonie pénitentiaire du Loup Polaire à Kharp de Poutine. Ce n'était pas une victime du tsarisme ou de l'Union Soviétique, mais de la Russie d'aujourd'hui. Il n'était pas la cible de l'Okhrana, de la Tcheka, du GPU, du NKVD ou du KGB, mais du FSB. Ce n'était pas un révolutionnaire exalté (son programme politique était assez modéré, et il venait de la droite nationaliste, mais son combat contre la corruption l'avait amené à un combat contre les inégalités, marqueur de gauche) mais c'était le plus farouche opposant à Poutine. Alexeï Navalny est mort vendredi . Il était revenu volontairement en Russie en 2021, après avoir échappé à un empoisonnement. Il savait ce qui l'y attendait. Il avait affronté la maladie, résisté à la prison. Jusqu'au bout : mis 27 fois au mitard, privé de soins, de nourriture suffisante, d'air frais, soumis à l'humidité et au froid. Peut-être avait-il déjà été mis hors d'état de nuire par le régime, peut-être vient-il de l'être, qu'on l'ait tué ou laissé mourir. Il y a dix ans, il appelait ses compatriotes à ne pas rester "à ne rien faire" face au pouvoir. Poutine, lui, n'est jamais resté à "ne rien faire". Même pas, ou surtout pas, le pire. Et nous, et nos élus, nos gouvernements, nos Etats, à faire quoi restons prêts ? des communiqués ? Le Département fédéral suisse des Affaires étrangères s'est dit "con sterné" et Joe "Biden" scandalisé".

"Même si tous, moi non".

"Comment soutenir les mouvements anti-guerre en Russie ?", interroge le SOLIFONDS, qui rappelle qu'en Russie, les opposants à la guerre sont criminalisés et risquent de longues peines de prison; qu'il est quasiment impossible de protester légalement en public, et totalement impossible d'organiser des activités "à une large échelle". Dès le déclenchement de l'invasion russe de l'Ukraine, des rassemblements avaient exprimé une condamnation de cette invasion, dite "opération militaire spéciale", mais les manifestations ont été dispersées, les protestataires arrêtés, inculpés, emprisonnés. Mais que l'opposition à la guerre ne puisse plus s'exprimer en Russie ne signifie nullement qu'elle soit inexistante. Elle est certes minoritaire, le plus souvent exprimée de manière individuelle, inorganisée, mais elle existe toujours.  A l'annonce de la mort de Navalny, des fleurs ont été déposées en son hommage dans les villes de Russie. Aussitôt enlevées par des hommes munis de sacs poubelles, elles étaient aussitôt remplacées par d'autres. C'est à cela, à ces gestes symboliques, qu'est aujourd'hui réduite l'opposition russe. A cela, et à l'exil ou à la prison. Ou à la mort, comme Navalny, et avant lui, Boris Nemtsov et Anna Politovskaïa.

Qui, en Russie, peut arrêter Poutine ? Personne, répond l'écrivain exilé Dmitri Gloukhovski ans "Le Monde" (du 9 octobre). Personne, alors que (la guerre d'Ukraine) "n'est pas seulement dirigée contre l'Ukraine (mais aussi) contre la Russie, contre le peuple russe". Mais, continue l'écrivain, "tous ceux qui vivent dans notre pays ont reçu cette "bonne" éducation selon laquelle contredire les autorités ne mène à rien de bon et la punition est inévitable. La coexistence entre l'Etat et l'individu est comparable à celle d'un prédateur invincible et de petits animaux tentant de se cacher derrière lui. Il ne faut pas attirer son attention, ne pas croiser son chemin. Ne l'irriter en aucun cas (...) faire semblant d'être invisible. C'est pourquoi le seul mouvement de masse que nous observons dans l'ensemble du pays est un mouvement migratoire. Les gens fuient parce que c'est la seule chose dont ils se sentent capables". Gloukhovski rappelle que "sous Poutine, aucun mouvement de protestation n'a atteint son objectif". Cela ne signifie pas que la guerre de Poutine soit soutenue par le peuple russe : l'armée russe n'a pas trouvé de volontaire pour compenser ses pertes en Ukraine, et doit "recruter dans les prisons, parmi les criminels, les assassins ou les violeurs", ou en Tchétchénie, ou utiliser les "affreux" de l'armée privée Wagner. L'opposant Ilia Iachine dénonce : "en déclenchant une guerre au nom du peuple russe tout entier, le président Vladimir Poutine nous entache tous de sang, et pour moi, c'est bien pire que la prison. Condamné en décembre à huit ans et demi de prison pour avoir dénoncé les brutalités commises par les forces russes en Ukraine, Ilia Iachine confie à "La Reppublica" : "j'aurais pu quitter la Russie ou me taire. Mais comment aurais-je encore me regarder en face ?". Illia Lachine est donc en prison, alors que le pouvoir russe aurait préféré le voir, comme nombre d'opposants, s'exiler : "la logique de Poutine est simple: si vous n'êtes pas avec nous, vous être contre nous, donc un ennemi", mais dans le même temps, elles poussent les opposants à émigrer : "pour le Kremlin, un politicien qui fuit se discrédite, confirme sa lâcheté. Les opposants qui résistent et restent, malgré les risques, deviennent un problème". Et d'ajouter : "je crois que des mots antiguerre prononcés depuis une cellule russe ont beaucoup plus de poids que des mots prononcés depuis un confortable café parisien"... Navalny confirmait, à sa manière sans doute paradoxalement optimiste: "puisqu'ils ont décidé de me tuer, cela signifie que nous exceptionnellement fort"...

Il y a un contrat social russe. Il repose sur la stabilité (le même homme, le même parti, le même système, dans la durée), le chantage (soyez loyaux, ou disparaissez) et le clientélisme (on arrose une élite ultraminoritaire).  Dmitri Mouratov, rédacteur en chef de la "Novaia Gazeta" fermée en 2022 et Prix Nobel de la Paix en 2021, a choisi le rester en Russie, alors même qu'il y a été désigné le 1er septembre comme "agent de l'étranger", comme 664 autres Russes (dont un tiers de journalistes). Mais Mouratov ne se fait pas d'illusions sur la capacité de l'opposition russe à inverser le cours de la politique russe : "voir en Russie un régime qui serait celui d'une seule personne, Vladimir Poutine" est une erreur : "aucun régime ne peut survivre sans le soutien d'une bonne partie du peuple" -Etienne La Boétie a sans doute été traduit en russe. Mouratov décrit un pays où "70 % des gens ont peur. Ils ont peur des délations, du contrôle des réseaux sociaux, des procès pénaux très durs". Pourtant, plus de 80 % des Russes de 18 à 40 ans souhaiteraient que l'opération ukrainienne s'arrête... mais plus de 80 % des plus de 65 ans demandent sa poursuite jusqu'à la victoire : "Ainsi, les gens qui n'ont plus beaucoup d'avenir envoient à la mort ceux qui ont encore un avenir"... Quant aux soutiens réels de Poutine, Mouratov les voit dans deux catégories de gens : ceux qui travaillent dans les organismes de défense et de sécurité, soit trois millions de personne (plus leurs familles), et les personnes âgées, qui ont grandi et ont été éduquées et formées en Union Soviétique, et qui touchent une retraite de l'Etat. Peu importait à Navalny la force de cet étrange "contrat social" russe par lequel une majorité de la société accepte de se soumettre à un homme et à soin clan -lui, Navalny, aurait pu faire sien cet adage dont Jean Malaurie, qui vient aussi de nous quitter (mais paisiblement, à 101 ans...) avait fait sa devise : "Même si tous, moi non".

Avec la disparition de Navalny,qui avait finalement personnifié quelque chose ressemblant au populisme russe des origines, celui des narodniki, l'opposition russe à Poutine, qu'il incarnait plus que l'opposition à la guerre (qu'il dénonçait pourtant comme une guerre "criminelle", la "plus stupide et la plus insensée" des guerres du XXe siècle), perd sa figure emblématique -même privé de tout, c'est bien ce qu'il était devenu, la preuve en étant le traitement qui lui fut réservé. "Il n'y a plus aucune opposition possible en Russie", assène la rédactrice du medium russe en ligne depuis Genève, "Nasha Gazeta". De quel soutien disposerait-t-elle, cette opposition ? certainement pas de celui des "démocraties occidentales", qui avaient pourtant su soutenir les dissidents soviétiques... Dmitri Mouratov : Poutine,"a parfaitement compris qu'on pouvait discuter des droits de l'homme, mais que c'est le prix du baril de pétrole qui compte", et que "tout le monde a contribué à la création du régime actuel". Et puis, "Poutine sait attendre. Vos gouvernements changent tout le temps, lui, il est toujours là. Les points forts de la démocratie, il les voit comme des faiblesses. Il compte sur la fatigue des populations occidentales face aux taxes et au prix élevé du gaz. (...) Le principal atout de Poutine, c'est le temps".
 
Dans un mois, Poutine , qui a fait invalider la candidature de son seul opposant réel, Boris Nadejdine, sera réélu président de la Russie.

"C'était le temps où le seul à sourire
Etait le mort, heureux d'être en repos"
(Anna Akhmatova)

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