Crise de la paysannerie et mouvement paysan
L'à terre ne ment pas
Genève, samedi 2 février : un convoi d'une
trentaine de tracteurs se retrouve sur la Plaine de Plainpalais,
à l'appel du syndicat paysan Uniterre. C'est un écho à la
révolte paysanne française, mais c'est aussi un mouvement
endogène, celui d'une paysannerie suisse (en l'occurrence
genevoise) inquiète pour son avenir, face à deux grands
distributeurs (Migros et Coop) qui contrôlent 80 % du marché
national et peuvent imposer leurs prix, et à des consommateurs
qui rechignent à payer le prix d'une agriculture durable dont
les paysans puissent vivre, sans être dépendants des énergies
fossiles et des pesticides. Les enjeux de la révolte paysanne,
en Suisse comme en France, sont considérables : dérégulation et
libre-échange des marchandises, puissance des multinationales et
des grands distributeurs, qualité de l'alimentation, prix des
denrées pour les producteurs et pour les consommateurs,
concentration des exploitations, précarité des plus petites
d'entre elles. Et ces enjeux sont autant de mâchoires d'un piège
se refermant sur la paysannerie -la paysannerie, pas l'industrie
agricole. Chaque jour depuis vingt ans trois exploitations
agricoles disparaissent en Suisse, dans vingt ans la moitié des
agriculteurs d'aujourd'hui seront à la retraite et seulement un
tiers des exploitations agricoles actuelles auront pu être
transmises dans le cadre de la famille des exploitants. La paysannerie est à terre ? L'à terre ne ment pas -elle lutte.
Choisis ton camp, camarade paysan... Et choisis ta bouffe, camarade citadin...
La révolte paysanne en France, en Allemagne, en Angleterre a à peine fait tache d'huile en Suisse, où tout au plus s'est-elle traduite par la mise à l'envers des panneaux d'entrée et de sortie des localités. Parce qu'en Suisse, le secteur agricole est si bien représenté, voire sur-représenté, au parlement, et si puissant dans les procédures d'élaboration des lois, qu'il n'a pas besoin de bloquer les autoroutes. N'empêche, bloquer les autoroutes, comme les Français, c'est un truc que les écolos font aussi. Et comme on les soutient quand ils le font, ou qu'ils combattent la construction de nouvelles autoroutes, on voit pas pourquoi pas on soutiendrait pas les pedzouilles quand ils le font aussi. Tout en gueulant contre les écolos. Au dernier Salon de l'Agriculture, Macron avait prévu d'inviter les Soulèvements de la Terre pour un débat avec les agriculteurs ? Hurlements de la FNSEA et de ses satellites, qui exècrent le collectif écolo, notamment parce qu'il combat les projets de mégabassines destinées à l'arrosage des cultures. En Suisse, le nouveau président de l'UDC, est un climatosceptique affirmé "il n'y a pas de coupable" du changement climatique... même son homologue de l'Union Suisse des paysans dit pourtant le contraire : l'agriculture est "en partie à l'origine des gaz nuisibles pour le climat".
Comme le rappelle Michel Darbellay, membre de la
direction de l'Union Suisse des Paysans, "la grosse différence
avec la France est le système politique (...) Il y a des relais
directs dans les deux chambres (...) Il y a également plus
d'aides pécuniaires qu'en France". Et sans doute aussi une
moindre rupture entre un centre (ou des centres en réseaux les
uns avec les autres : les métropoles) et une périphérie. Mais,
en France comme en Suisse, un faisceau d'injonctions
contradictoires sont adressées aux paysans : produire
localement de la nourriture dont les prix à la vente aux
consommateur leur soient à tous accessibles, mais la produire
dans le respect de l'environnement et donc à des coûts de
production incomparablement plus élevés que ceux de la
production industrielle importée du reste de la planète. Or on
ne peut répondre à tous ces enjeux en même temps, être
respectueux de l'environnement et toujours plus productif.
En France comme en Suisse, le "monde agricole" est
cependant plus divisé qu'on croit, en France entre la FNSEA à
droite et la Confédération Paysanne à gauche, et en Suisse
Uniterre à gauche et l'Union Suisse des Paysans à droite. Et en
France comme en Suisse, entre les gros paysans et les petits,
les industriels et les vrais paysans cultivateurs ou éleveurs
(ou les deux à la fois), les pesticidophiles et les bios. En
revanche, il ne semble pas y avoir en France une présence
parlementaire des paysans aussi forte qu'en Suisse, où moins il
y a d'agriculteurs dans la population active, plus il y en a aux
Chambres fédérales : ils détiennent un siège sur dix au Conseil
national (ils sont surtout centristes ou UDC, et parfois PLR)
alors qu'ils ne constituent qu'un quarantième de la population
active, et leur poids aux Chambres fédérales a quadruplé depuis
la création de l'Etat fédéral moderne en 1848... et ils sont
aussi sur-représentés dans les délibératifs et les exécutifs des
communes et dans les parlements cantonaux (ils représentent
presque 20 % des élus au Grand Conseil vaudois, pour presque dix
fois moins de paysans dans la population active. Et le Conseil
fédéral élu en 2023 est très campagnard : certes, Bâle y est
représentée (mais par un socialiste qui a fait un apprentissage
d'agriculteur), mais pas Zurich, ni Genève. Dès lors, ils n'ont
effectivement pas besoin, pour se faire entendre, de
manifestations et de révoltes "à la française" : il leur suffit
de se faire élire (en 2022, plus de la moitié des paysans
candidats à des élections cantonales ont été élus) et de faire
leur boulot institutionnel... et de devenir des notables, après,
souvent, être des propriétaires terriens devenus entrepreneurs
-comme les dirigeants de la FNSEA française...
Le 12 février, l'USP et l'AgorA, l'organisation
faîtière de l'agriculture romande a mené une journée d'action en
rencontré le ministre de l'Economie, le Conseiller fédéral Guy
Parmelin, et les directions des quatre grands groupes de
distribution, la Miogros, la Coop, Aldi et Lidl, leur remettant
une pétition revêtus de 65'000 signatures réclamant notamment
(comme en France) des simplifications administratives et une
augmentation (de 5 à 10 %) des prix à la production, qui ne
couvrent plus la hausse des coûts de production, mais également
le maintien des paiement directs, menacés par l'état
officiellement préoccupant des finances fédérales et qui ne sont
pas liés à des lois contraignantes. Cela étant, si l'USP observe
"une certaine léthargie" de la paysannerie alémanique, elle juge
"préoccupante" la situation en Romandie. Avec l'AgorA, l'USP
demande donc une "meilleure reconnaissance des rôles multiples
de l'agriculture et de ses engagements", le maintien du budget
de la Confédération, l'augmentation des prix aux producteurs, et
pas de nouvelles contraintes "qui ne feraient que compliquer le
système et affaiblir notre production indigène durable au profit
des importations".
Dans une tribune au "Courrier", le 5 décembre,
Uniterre et le Mouvement pour une agriculture paysanne et
citoyenne se définissent ainsi : "Nous ne nous réclamons
d'aucune appartenance partisane, mais cela ne signifie pas que
nous sommes neutres. Notre positionnement politique est clair et
se situe dans la défense de l'agriculture paysanne, diversifiée,
rémunératrice, agro-écologique, solidaire et créatrice
d'emplois, à contre-courant du rouleau compresseur libéral et de
sa machine destructrice". Et les deux organisations revendiquent
une stratégie d'action passant "par la mobilisation des forces
progressistes, tant au sein des acteurs et actrices des filières
agricoles et alimentaires que parmi les consommateurs et
consommatrices". Cette stratégie, et ce positionnement,
contrastent donc avec celle et celui de l'Union suisse des
paysans, alliée lors des dernières élections fédérales avec la
droite -à la fois celle qui dénonce la mondialisation (UDC) et
celle qui la promeut (PLR, Centre) en même temps que la
dérégulation.
Choisis ton camp, camarade paysan... Et choisis ta
bouffe, camarade citadin...
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