L'antisémite, c'est l'autre.

 

L'antisionisme est-il une forme d'antisémitisme ?

Pour 2023, la Fédération suisse des communautés israélites (FSCI) a signalé 1130 actes d'antisémisme en Suisse alémanique et au Tessin et la Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation (CICAD) 944 en Romandie. Toutefois, la confusion qu'entretient la CICAD entre l'antisémitisme et l'antisionisme, "forme contemporaine de l'antisémitisme", n'est pas sans nuire à sa dénonciation, surtout quand elle assimile les "Apartheid Free Zones" (AFZ) de Genève, Lausanne et Fribourg à des zones "Judenrein" à la nazie. Les AFZ, en effet, ne ciblent pas "les juifs" mais la politique de l'Etat d'Israël, et "les institutions et les entreprises qui soutiennent et sont complices de la politique d'apartheid israélienne" (et non "israélite"...) à l'encontre des Palestiniens. Assimiler l’antisionisme à de l'antisémitisme, c'est nier "la diversité des positions juives sur la question du sionisme", notent avec raison les promoteurs des AFZ, qui rappellent l'expression permanente d'un antisionisme juif, "qui ne saurait être qualifié d'"antisémitisme"...

Le sionisme est un nationalisme -et ce nationalisme vaut les autres

Est-ce être, mécaniquement, "propalestinien", voire antisémite, que demander le respect par Israël, du droit international à Gaza et dans les territoires occupés ? se demande dans la "Tribune de Genève du 13 mars le cinéaste genevois Nicolas Wadimoff. La réponse, évidemment, est "non". Pas plus que ce n'est être forcément "pro-israélien" (ou "sioniste", ou "juif") que condamner le pogrom du 7 octobre. Mais nous sommes dans un moment, mis en scène à la fois par le Hamas et Netanyahou, où règne le sophisme "les ennemis de nos ennemis sont nos amis". Où on ne pourrait défendre les droits des uns qu'en niant ceux des autres.

De droite ou de gauche, l'antisémitisme reste l'antisémitisme, fidèle à lui-même. Le PS suisse a adopté le 24 mai 2019 une résolution dénonçant l'antisémitisme et demandant notamment "le renforcement de la lutte contre les appels à la haine sur les réseaux sociaux et internet". Et le 20 octobre 2023, deux semaines après le pogrom commis par le Hamas, les six partis politiques nationaux (UDC, PS, PLR, Centre, Verts, Verts libéraux) ainsi que les Evangéliques ont signé une déclaration commune proclamant qu'"il n'y a pas de place en Suisse pour l'antisémitisme", qu'il n'a "aucune justification" mais constatant que "l'antisémitisme reste malheureusement un phénomène encore présent dans notre société" et qu'il est "présent dans tous les groupes sociaux, couches sociales, milieux et camps politiques" -autrement dit que cet étron politique qui n'aurait "pas sa place" en Suisse y a pris place -et depuis longtemps.

Selon une enquête de 2022 de l'Office fédéral de la statistique sur le «vivre ensemble», analysée par la « Basler Zeitung», l'antisémite type en Suisse est plutôt un homme de droite âgé. «Plutôt» ne signifie pas «toujours» mais «le plus souvent»: 40,9% des sondés se déclarant «de droite» se disent bien «entièrement» ou «plutôt» d'accord avec l'affirmation «les juifs exploitent la politique d'extermination des nazis pour leur propre intérêt» (curieuse syntaxe, soit dit en passant), mais 10,9 % des sondés de gauche le disent aussi. En pensant à Netanyahou? On aimerait le croire, ce serait consolant. Mais on a quand même un doute douloureux : si la gauche était préservée de l’antisémitisme, ça se saurait -et on ne voit pas par quelle grâce divine ou diabolique elle le serait. En outre, le décryptage de l'enquête par la "Basler Zeitung" laisse apparaître, sans surprise, que les musulmans ont une vision plus négative des juifs que les chrétiens ou les athées, les hommes plus négative que les femmes, les vieux plus négative que les jeunes.  En peut-on déduire que l'antisémite type, celui qu'on peut confortablement renvoyer dans les poubelles de l'histoire tout en sachant qu'il n'aura de cesse d'en sortir, est un vieil intégriste de droite ? Ce serait oublier qu'on se meut, ici, dans une confusion soigneusement entretenue entre antisémitisme (au sens de judéophobie) et antisionisme (au sens d'opposition à un nationalisme), cette même confusion coupable pouvant être faite à la fois par la CICAD et par des antisémites maquillant leur antisémitisme en antisionisme : "L'antisionisme n'est pas la critique politique d'Israël. C'est de l'antisémitisme", a déclaré le secrétaire général de la CICAD (avant de nuancer cet amalgame). Eh bien non : l'antisionisme n'est en soi qu'une opposition à un projet politique nationalisme -sa faiblesse étant de n'être pas un antinationalisme fondamental, mais un antinationalisme spécifique au sionisme. 

Le sionisme, en effet, est un projet politique nationaliste, mais au sens où l'étaient tous les projets politiques nés lors du "printemps des peuples", au XIXe siècle, si bien que même le Conseil fédéral a estimé que "critiquer le gouvernement israélien n'est pas assimilable à de l'antisionisme, et (que) celui-ci n'est par ailleurs lié à aucun parti ou idéologie en particulier. L'antisionisme n'est antisémite que lorsqu'il véhicule des clichés antisémites et qu'il s'en prend aux juifs", en tant que juifs. On n'objectera à cette prise de position que ceci : contrairement à ce que dit le gouvernement suisse, le sionisme est lié à une idéologie : le nationalisme -et que ce nationalisme-là vaut les autres, y compris ce qui pourrait être un  nationalisme suisse. Un antisionisme confondant, délibérément ou non, Israéliens et juifs, puis Israéliens entre eux et juifs entre eux, dans la même détestation, n'est précisément que de l'antijudaïsme. C'est-à-dire de l'antisémitisme.

Vous êtes antisionistes ? A ma manière, je le suis aussi. Et l'historien Shlomo Sand aussi, qui va encore plus loin en contestant l'existence même d'un peuple juif (contestable au même titre que celle d'un peuple musulman ou d'un peuple chrétien) : rejeter l'existence d'Israël en tant qu'Etat juif ne relève dont pas de l'antisémitisme, mais du débat politique et historique. La vice-présidente de l'Union juive française pour la paix, Michèle Sibony, résume (en 2017) : l'antisémitisme "est une essentialisation des juifs parce qu'ils sont juifs", l'antisionisme "la critique d'une idéologie qui vise à la création d'un Etat juif en Palestine (...) par un colonialisme de peuplement". Les confondre, les amalgamer, est un "contresens historique et une faute politique", comme l'écrit l'historien Dominique Vidal. Et l'historien Shlomo Sand va encore plus loin en contestant l'existence d'un peuple juif (contestable au même titre que celle d'un peuple musulman ou d'un peuple chrétien) : rejeter l'existence d'Israël en tant qu'Etat juif ne relève dont pas de l'antisémitisme, mais du débat politique et historique. Comme en relève la dénonciation de l'occupation et de la colonisation de la Palestine. Le colonialisme et le nationalisme vont évidemment de pair : ce qui permet à ceux qui la mènent de justifier cette colonisation, c'est bien un projet nationaliste : le sionisme. A combattre non parce qu'il est "juif", mais parce qu'il est nationaliste".  La montée de la droite religieuse en Israël, sa conjugaison avec le nationalisme, le renforcement du lien entre la référence religieuse et la référence historique au fil des guerres depuis 1967, ont fait de l'occupation israélienne de la Palestine autre chose qu'une occupation "ordinaire" : la référence religieuse permet à l'occupant de s'affranchir en toute bonne conscience (et toute foi) du respect des lois et des décisions internationales : Israël dès lors s'accorde à lui-même le droit d'ignorer les résolutions de l'ONU puisqu'il ne se voit pas comme un Etat "normal", un Etat "comme les autres" mais la réalisation d'une promesse biblique. Du coup, en face, dans le mouvement palestinien, la même évolution perverse se fait, en réponse ou en miroir, avec la même confusion du religieux et de l'historique. Le droit international peut tenter de "gérer" des guerres entre Etats -pas une guerre entre la Bible et le Coran.

Quand l'ambassadeur d'Israël à l'ONU se présente le 30 octobre arborant à sa veste l'étoile jaune des déportés des camps nazis, dont il ne fut évidemment pas, pour identifier le pogrom du 7 octobre à la shoah, il nomme mal la shoah et mal le pogrom : "cet acte déshonore les victimes de l'Holocauste ainsi que l'Etat d'Israël", twite le président du mémorial de la Shoah, Yad Vashem, à Jerusalem. Mais quand les défenseurs des Palestiniens  gratifient le Hamas du qualificatif de "résistance",  ils dévaluent de même leur propre combat.

Alors, soyons antisionistes comme le sont les anarchistes ou l'étaient les situationnistes : par antinationalisme, pas par antijudaïsme. Et cet antinationalisme qui condamnerait, par principe  le sionisme comme un nationalisme, devrait alors aussi combattre tous les nationalismes -y compris le nationalisme palestinien... et le nationalisme suisse...

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